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Carnet de route de Maxime Cruat 1914-1919

Carnet de route d'un soldat Français de l'Ain, parti le 4 aout 1914, devenu secrétaire à l'état major puis traducteur pour l'armée Américaine en 1918 avant sa mobilisation en 1919.
Campagne 1914 à 1919 de Maxime Cruat né le 9 mars 1883 à Chavannes sur Suran (01) Carnet de route (4 aout 1914 /15 mars 1919) Prologue Les pages suivantes ont été tirées de deux carnets de route sur lesquels pendant la guerre je notais, au fur et à mesure et aussi régulièrement possible, les noms des pays traversés avec les dates de passage, auxquels j’ajoutais un petit commentaire tout personnel sur les choses, les personnages ou les faits que j’eu l’occasion de voir et de juger au cours de ces années mémorables. En recopiant ces notes je me suis efforcé de les rendre plus claires et plus compréhensibles mais sans en altérer l’esprit ou le caractère. Elles sont de peu d’intérêt pour tout autre que moi-même et pâles auprès de certains récits héroïques de la même époque. Je ne fus pas à même dans ma situation relativement privilégiée d’accomplir des exploits et n’en ai nul regret. Si j’avais comme d’autres vécu dans la tranchée il est douteux qu’à cette heure je puisse faire le récit de mes tribulations… J’ai rempli de mon mieux le devoir qui me fut assigné sans avoir jamais sollicité ni faveur ni protection, mais en reconnaissant celles que la Providence ou la Chance me prodiguaient, ce dont je les remercie. Ces lignes ont été écrites dans un but tout personnel, pour ma propre satisfaction et surtout afin de venir en aide à ma mémoire. Dans des années, en les relisant je me reporterai par la pensée à l’époque des faits et je reverrai ainsi défiler les pays et évoluer autour de moi les vieux camarades du P.A.7 dont tous les souvenirs bons ou mauvais me sont précieux. Si mon style n’est pas parfait, mon orthographe négligée et la ponctuation de même cela est regrettable, je demande l’indulgence aux personnes plus instruites que moi et douées d’esprit critique, au cas ou le présent recueil viendrait à leur tomber sous les yeux. Maxime Cruat -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- (Les chiffres (entre parenthèses) sont ceux de la pagination du manuscrit original.) CARNET DE ROUTE Conformément à l’ordre figurant au fascicule de mobilisation joint à mon livret militaire, le deuxième jour de la mobilisation, soit le 4 aout 1914 je me rends à la gare de Lyon pour de là y être envoyé, comme il est convenu, au 4eme Régiment d’artillerie à Besançon. Berthe a tenu à m’accompagner jusqu’à la gare. L’un et l’autre si nous avons quelques inquiétudes au sujet de l’avenir ne le laissons pas trop paraître. Le sentiment du devoir patriotique et l’enthousiasme qui enflamme en ce moment tous les cœurs placent au dessus de nos intérêts et de nos peines personnels l’intérêt et le salut de la Patrie. Je suis heureux et fier d’être de ceux qui partent. J’ai hâte de revêtir l’uniforme et d’aller au front ; à cela est joint la curiosité de voir ce que c’est que la guerre, ce qu’est une bataille, l’effet des armes nouvelles fusils mitrailleurs et canons. Quel spectacle terrifiant et grandiose cela doit être ! A la gare de Lyon une foule de mobilisés et de (2) gens qui les accompagnent, pères, mères, femmes et enfants. On voit les scènes d’adieux plus ou moins touchants, les embrassades, des émotions diverses, des pleurs, des cris et des chants. Malgré que l’on sait que celui qui s’en va part vers le danger, vers l’inconnu, la mort peut être, chacun garde en général une attitude résolue et courageuse, chacun est optimiste, l’on est convaincu que la guerre sera prompte et doit se terminer par notre victoire. Au barrage formé à l’entrée de la gare par des soldats à mon tour je fais mes derniers adieux à Berthe. Je ne doute pas de revenir près d’elle un jour, je fixe mon absence à deux mois au plus, temps maximum qu’à mon avis doit durer la guerre. Je pénètre à l’intérieur de la gare, ici l’animation est pire qu’au dehors, on crie, on chante, l’on m’indique le train qui doit me conduire à Besançon, j’y monte, c’est un train composé de wagons à bestiaux dont chacun doit contenir 40 hommes, l’on a installé dans ceux ci de gros bancs de bois pour s’asseoir. Petit à petit les voitures se complètent par les nouveaux arrivants qui doivent se rendre dans la même direction que moi, Besançon, Belfort, Héricourt etc.…Apres deux ou trois heures d’attente, enfin le train s’ébranle au milieu du concert de cris et de chants patriotiques des occupants. La marche du train est lente, presque toutes les cinq minutes nous nous arrêtons: la ligne est (3) encombrée de trains comme le nôtre allant sur la même direction. Comme les camarades j’ai des provisions, nous chantons et buvons ferme. Tout le long de la ligne et au passages dans les gares les populations nous acclament et nous souhaitent des succès, la victoire, l’entrée à Berlin et la mort de Guillaume ; nous répondons à leur enthousiasme. La nuit je m’étends sur le plancher de notre wagon et malgré le bruit et la trépidation formidable d’un pareil véhicule, je parviens à m’endormir. En cours de route nous pavoisons notre train de branches de verdure et de fleurs que nous cueillons aux arrêts le long de la voie. Aux gares nous nous réapprovisionnons en victuailles et surtout en vin. Bien que la gaité ne cesse de régner parmi nous ce voyage est interminable ; nous mettons près de deux jours pour aller à Besançon ; enfin l’on y arrive et l’on débarque. Avant d’entrer à la caserne, chemin faisant, nous entrons aux cafés, l’on mange encore, l’on boit ; avant de quitter les connaissances faites pendant le voyage, l’on trinque à la santé et à nos futurs succès. Bref vers le soir je me présente au 4eme Régiment d’Artillerie, l’on consulte mon livret militaire : je suis affecté à la 11eme Section de Munitions d’Artillerie, comme mon livret l’indique. Le Régiment d’active est déjà parti pour le front depuis plusieurs jours, nous ne sommes ici que des réservistes. Le soir je vais coucher dans une écurie sur la paille et passe une bonne nuit. Petit à petit l’on nous habille, (4) l’on nous équipe, mes effets sont complètement neufs. De temps à autre dans la cour du quartier je rencontre d’anciens camarades de régiment, nous sommes heureux de nous revoir et d’avoir la perspective de partir probablement ensemble. Je contribue comme les copains aux multiples corvées et préparatifs en vue du départ, c’est les chevaux, c’est le harnachement, le matériel, fourrage, avoine etc.…à conduire ou transporter d’un point à un autre, chacun y va de bon cœur. A ce moment les officiers et sous officiers réservistes comme nous pour qui ce genre de travail et service est nouveau, n’imposent guère leur autorité, mais chacun fait ce qu’il peut et ce qu’il croit être le mieux. Comme à tous les conducteurs l’on m’affecte deux chevaux, avec lesquels je dois marcher à la 1ere pièce de la 6eme Section de Munitions d’Artillerie, au lieu du 11eme qui n’existe pas. La veille de notre départ du quartier pour la frontière je suis appelé au bureau de la Section : le Capitaine m’annonce que je dois abandonner chevaux et caissons ; je suis, au lieu de conducteur, affecté comme secrétaire à l’Etat Major du Parc d’Artillerie du 7eme Corps d’Armée. Cette nouvelle ne m’enchante pas vu que j’ai déjà fait des projets de campagne avec des amis de l’active qui devaient marcher avec moi ; d’autre part cet emploi de secrétaire qui me semble sédentaire, à un pareil moment, m’indigne. Je proteste pour toutes ces raisons auprès du Capitaine, mais celui ci (5) ne veut rien changer à l’organisation de la mobilisation datant du temps de paix ; on me fait constater que ma nomination à cet emploi n’est pas la fait de la volonté du Capitaine, mais que mon nom figure pour ce poste sur les tableaux d’effectifs de guerre préparés depuis des années sans doute et que le Capitaine n’y peut rien changer. D’autre part celui ci est fort occupé, m’envoie promener en me disant que pour le moment je me conforme à l’ordre et que plus tard nous verrions. Me voilà donc débarrassé de mes chevaux et des corvées, je n’ai plus à m’occuper que de moi même et de mes propres effets. Un peu plus tard le Commandant du Parc me fait appeler et veut voir ainsi tout le personnel qui doit composer son Etat Major. J’apprends que l’un des deux secrétaires désigné avec moi et dans les mêmes conditions, étant incapable faute d’instruction pour tenir ce poste, est à remplacer ; j’avise alors un camarade dont j’avais fait la connaissance au cours de ma période de 17 jours le nommé Arthur Burdin qui me faisait l’effet d’un chic type et qui déambulait dans la cours et je lui fait part de cette nouvelle lui disant que ce serait certainement un « filon » pour lui et qu’étant tous deux ensemble nous ne nous embêterions pas. Je l’engage à se présenter au Commandant qui cherchait quelqu’un. Il suit mon conseil, se présente et est accepté. Ce Burdin est maréchal ferrant à Gex, ainsi nous sommes presque pays. Nous ne nous quittons plus, nous faisons connaissance (6) avec tout l’Etat Major. Le chef d’escadron de Gigord qui commande le Parc, le Capitaine adjoint Durieux à l’accent méridional, les Officiers d’Administration de 1ere classe Chapuis et Guarnery tous deux francs-comtois, enfin les cyclistes, ordonnances des officiers et des deux conducteurs de fourgons. Nous préparons notre départ et Burdin et moi recevons des instructions au sujet des bagages personnels et archives et sur notre service en cours de route. 7 aout 1914 Embarquement en chemin de fer. Chacun met la main au chargement du matériel et des chevaux. A 10 heures notre train se met en marche pour une destination qui nous est inconnue. Je me trouve seul dans un compartiment de 3eme classe avec mon collègue Burdin. Entre nous la conversation roule sur les événements actuels et sur nos projets de campagne. Rien d’anormal en cours de route, on débarque un cheval mort à la gare d’Héricourt, première victime de la guerre que je vois. Sommes toujours en but aux mêmes acclamations de la part des habitants des pays que nous traversons. Nous finissons par nous rendre compte que nous roulons dans la direction de Belfort. Enfin dans la soirée nous arrivons et débarquons dans cette ville. Lorsque tout est prêt, que les voitures sont attelées nous nous mettons en marche, nous nous engageons dans la Trouée de Belfort (7). Nous avançons la nuit à travers la campagne, il fait beau, la température est douce ; l’on aperçoit les premières tranchées, puis un cheval mort au bord de la route. Un peu plus loin en traversant un village les habitants disent avoir déjà vu des prussiens ; que ceux-ci ont déjà même fait des victimes, mais qu’un Uhlan a été tué. Ils ont aussi entendu le canon dans la journée et dans les journées précédentes. Enfin tout ce mouvement, ces nouvelles, ces paroles entendues dans ce pays proche de la frontière commencent à nous faire sentir l’odeur de la guerre ; l’atmosphère ici n’est plus la même qu’à Paris. Nous marchons toujours sans savoir où l’on nous conduit et l’on s’arrête enfin à Saint-Germain où il paraît que l’on doit cantonner. On commence à préparer la soupe quand un ordre nous apprend que seuls resteront ici les Sections et que nous l’Etat-Major devons aller cantonner à Lagrange à quelques kilomètres de là. Nous partons, nos officiers et nous avec nos deux fourgons ; j'ai sommeil je monte dans l'un de ceux-ci et je m'endors profondément jusqu’à ce que l’on me réveille à notre arrivée à Lagrange. L’on réveille le Maire de cette petite localité pour qu’il nous distribue des cantonnements. Nos officiers veulent que nous fassions du café ; ce soin incombe à Burdin et à moi qui n’avons pas de chevaux à soigner puis quand tout le monde a bu « le jus » nous allons nous coucher dans un fenil à 3h1/2. (8) 8 août 1914 Vers 5h30 nous sommes réveillés par des coups de feu tirés dans le voisinage ; ce sont les premiers que j’entends. Précipitamment nous descendons tous de notre fenil pour jeter un coup d’œil inquiet sur la campagne. Bougre ! Les prussiens vont-ils venir nous surprendre ici ? L’on n’est pas trop rassuré. Nous échangeons nos réflexions à ce sujet cherchant à déterminer la cause de cette fusillade. L'on finit par admettre que ce doit être quelques soldats allemands trop audacieux ou égarés qui sont tombés sur les nôtres. C'est possible. Au bout d'une demi-heure tout bruit cesse et par la suite la nature et la cause de cette fusillade nous restent ignorées. Nous passons le reste de la journée bien calmement ; le temps est splendide, nous nous reposons. Il n’y a pas de danger que nous allions au cabaret, le patelin se compose seulement de deux ou trois maisons de cultivateurs. Ceux-ci sont assez sympathiques. 9 août 1914 Départ de Lagrange à 8 heures ; nous rejoignons nos sections de munitions qui comme nous se sont mises en marche. Nous allons dans la direction de l’Est, passons par la Chapelle-sous-Rougemont et arrivons au poteau frontière que nous franchissons. Celui-ci a déjà été renversé et brisé. Nous saluons en y entrant cette terre d’Alsace et poussons des acclamations en son honneur. Nous sommes fiers d’être du Corps d’Armée qui le premier pénètre (9) dans ce pays. Ah ! Oui ! Le 7eme Corps « est un peu là » ! Les allemands vont apprendre à le connaître… Ils fuient devant nous… Mais c'est égal, nous avançons encore plus vite que je ne l’aurai supposé. Ce succès nous remplit d’espoir pour l’avenir. Je m’attendais à des acclamations, à des paroles de reconnaissance à notre égard de la part des alsaciens que nous verrions puisque nous sommes leurs sauveteurs, mais au contraire au passage dans les villages les habitants ne nous montrent aucun enthousiasme, ils nous regardent passer froidement, il n’y a pas que nous qui restons joyeux et exubérants. Craignent-ils sans doute que les prussiens reviennent et leur fassent payer cher les marques d’affection pour nous ? C’est probable ! Enfin j’ai là une déception. L’on arrive à Blatchevillers, nous (l’Etat-Major) nous cantonnons à la Mairie située au centre du village et à côté de l’église. Pour la première fois nous installons notre bureau, il est dans une salle de l’école. L’instituteur doit nous procurer ce dont nous avons besoin pour le service ainsi que des renseignements concernant le cantonnement. Notre premier travail à Burdin et à moi consiste en des « Etats de prises d’armes » ignorant tout de celui-ci l’un et l’autre, l’Officier d’administration Chapuis nous fait un modèle et nous nous bornons à en faire des copies. Nous ne restons que quelques heures dans ce pays, l’ordre vient de repartir. Nous faisons une provision de tabac qui ici n’est pas cher (0,29f ? les 100 grammes). L'on attèle et nous repartons avec nos Sections. Peu après le départ j'ai le regret de constater (10) que nous revenons sur nos pas, j’aurais voulu, moi, aller plus en avant encore ; enfin le soir à 10h ½ nous nous arrêtons à Soppe-le-Bas. Toute la journée nous avons entendu le canon et de plus en plus. Nous devons passer la nuit ici ; nos Sections dans la nuit s’installent et rangent leurs voitures avec quelques difficultés. Les maisons sont pleines de soldats et vu l’obscurité, Burdin et moi abandonnons l’espoir de trouver un abri pour dormir. Nous couchons dans un fourgon et je dors assez mal ; l’on est étendu à même sur nos caisses d’archives et comptabilités de hauteurs inégales, je suis recroquevillé et brisé par les angles des caisses, de plus la nuit est fraîche et pas de couverture, j’ai aussi de l’inquiétude au sujet de la bataille qui se déroule en ce moment, toute la journée le canon à tonné, enfin ce retour de Blatchewillers ici n’indique pas que nous marchions de l’avant… mauvaise nuit ! 10 août 3h du matin. Réveil ! Nouveaux préparatifs de départ : on attèle et en route. On fait quelques kilomètres dans la direction de …je ne sais où… les noms figurants sur les poteaux indicateurs aux croisements des routes sont écrits en allemand et nous sont inconnus. L'on rencontre des convois allant en sens inverse ainsi que le premier lot de prisonniers allemands que nous voyons : ils sont une trentaine civils et militaires. Plus loin l’on s’arrête et l’on forme le parc au milieu d’un champ. (11) Nous attendons là quelques heures, des ordres sans doute ? A la nuit fraîche succède une journée brûlante. Le soleil nous accable. Lorsque nous nous remettons en route je suis sur le siège d’un fourgon et je dois faire des efforts, me raidir contre le sommeil qui me ferait fatalement piquer une tête en avant sur la croupe des chevaux et sous les roues du véhicule. Je m'aperçois que j'ai perdu ma bague, une chevalière en or que j'avais acheté lors de mon premier séjour en Angleterre. J'ai dû la perdre dans la nuit, le froid ayant sans doute rapetissé mon doigt, celle-ci a dû s’échapper. À un autre moment cette perte m’eut affecté mais maintenant elle me laisse indifférent ; mon attention est portée vers des choses plus sérieuses et le besoin de dormir me rend insensible. J'en prends mon parti allègrement. Nous roulons quelques heures sous un soleil de plomb nous arrêtant fréquemment ; il y a une telle circulation sur ces routes que les embouteillages sont presque perpétuels. Les convois sont composés en majeure partie de voitures de réquisition de tous modèles mais surtout de chariots de cultivateurs de la région franc-comtoise. Les conducteurs appartiennent à des Compagnies du Train des Equipages Militaires. On ne dirait pas que ce rassemblement de véhicules hétéroclites dont pas un ne ressemble à l'autre font partie d’une armée moderne, on dirait plutôt l'exode d'une population. Enfin petit à petit nous avançons et finissons par rentrer à Soppe-le-Bas d'où nous étions (12) partis le matin. Que signifie ce manège ? Cette allée et venue?… On prépare la soupe, la « tambouille » comme l’appelle l’Officier d’Administration Guarnery. Chacun y met la main, les uns vont aux provisions, d’autres se procurent une marmite chez un habitant car notre détachement qui normalement devrait manger à une Section, ne possède aucun ustensile de cuisine ; on confectionne un foyer avec quelques pierres disposées contre un mur, on finit par réunir et préparer légumes et viande et bientôt notre soupe bouillonne. Il fait à ce moment une chaleur torride, les cafés du pays ne désemplissent pas. On ne trouve que de la bière et heureusement car si il y avait du vin… L’on constate que la canonnade devient de plus en plus intense et qu’elle semble se rapprocher de nous ; cela devient même inquiétant d’autant plus que les bruits qui courent sont peu rassurants. L’on voit un groupe du 5ème Régiment d’Artillerie traverser précipitamment le village est aller se mettre en batterie sur une colline à 500 m de nous. Ils tirent ! Bougre! Cela devient sérieux. Tout à coup l’ordre arrive de partir immédiatement. On ne nous laisse pas le temps de manger la soupe qui allait être cuite, mais ne voulant néanmoins pas l’abandonner, on l’emballe avec la marmite de l’habitant dans un fourgon avec l’espoir de continuer notre cuisine à la prochaine halte. En attendant on mange du « singe ». (13) Nous marchons vers la France, hélas! Refaisant en sens inverse notre chemin de la veille. D’un seul trait nous venons jusqu’à la Chapelle-sous-Rougemont. L’on s’y arrête plusieurs heures restant sur la route. Pendant ce temps nous assistons au défilé d’interminables convois rentrant en France, puis des voitures contenant des blessés aux visages ou membres ensanglantés, aux vêtements en lambeaux ; ils sont couchés ou assis peu confortablement ; les voitures qui les transportent n'ont pas été préparées à cet usage, quelques autos des voitures de réquisition qui servaient au transport des marchandises, de la récolte du pays ou même du fumier. Avec l’embarras des routes quand ces malheureux arriveront dans un hôpital et dans quel état ? Ces premiers blessés vus dans une situation aussi lamentable nous étreignent le cœur. Parmi les voitures nous commençons à voir aussi revenir des groupes de fantassins en déroute qui ne nous apportent que des mauvaises nouvelles de la bataille. Petits groupes d’abord puis plus importants ensuite, des Compagnies peut-être ou ce qu’il en reste. Dans l’un de ceux-ci j’ai le plaisir de voir mon cousin Marius Clerc d’Etable qui est au 45e Bataillon de Chasseurs à pied. Il est en bonne santé. Tout cela, hommes et voitures s’en vont dans la direction de Belfort. La seule et mince consolation que nous ayons c’est de pouvoir contempler une douzaine de prisonniers boches d’armes différentes que l’on vient d’amener à pied au village et quelques autres (14) qui le traversent en voiture. Ceux-ci sont plus favorisés que beaucoup de nos blessés qui s’en vont à pied à l’arrière. Au loin le canon tonne toujours, la nuit vient et de plus à plus noire, à notre tour nous nous mettons en route, noyés dans la file des convois et colonnes en retraite. La route est insuffisante, on se bouscule, on s’accroche, la circulation s’interrompt, l’on avance plus, on ne sait à qui s’en prendre, on se débat dans l’obscurité. Ceux qui le peuvent ; piétons, cavaliers, voitures légères passent dans les champs. Quelle pagaïe ! C’est la confusion et le désordre et il fait si noir cette nuit là ! La seule lumière qui en ce moment attire l’œil et le regard est en arrière de nous l’incendie de la maison des douaniers allemands au-delà de La Chapelle-sous-Rougemont. Les flammes semblent gigantesques. Cette vision avec le désordre de la retraite et le canon qui tonne sans interruption nous laisse une impression sinistre. Comment cela va-t-il se terminer ?… Cependant par petits à-coups l’on avance. En 5 ou 6 heures nous faisons 2 ou 3 km et nous atteignons cette nuit-là Batonwillers un bien modeste patelin. Inutile d’y chercher un logement c’est déjà archi plein de troupes, aussi je n'insiste pas, avisant dans la rue une fourragère chargée de sacs j'y grimpe et m’endors sur ceux-ci d'un sommeil profond et réparateur. J’en avais besoin. 11 août 1914 (15) Nous nous remettons en route. Je ne sais où nous allons, si nous allons en avant, en arrière, au Nord, au Sud, à l’Est ou à l’Ouest, je n’ai jamais su m’orienter. Comme toujours, arrêts fréquents et prolongés, si nous ne faisons guère de kilomètres, en revanche nous sommes toujours sur la route. Nous nous arrêtons à Angeot, l’on s’y installe et nous préoccupons de la soupe que l’on réussi à faire et à manger tranquille. Nous regardons les fantassins réservistes et territoriaux organiser le village en vue de l’attaque. Ils font du fossé de la route une espèce de tranchée, percent des murs de clôture pour servir de meurtrières etc.… Le soir Burdin et moi allons coucher au poste de police installé à la Mairie, on couche où l’on peut. Nuit troublée par une alerte, la fusillade et les mitrailleuses crépitent dans les environs. Que se passe-t-il ? Un moment après nous voyons apporté à la Mairie sur deux civières deux Chasseurs à pied appartenant au 15e Bataillon blessés l’un à la main l’autre au pied. Ils avaient croit-on dû être victimes d’une méprise, les sentinelles et postes dans l’obscurité ont dû se prendre pour des ennemis et ainsi se sont fusillés réciproquement. 12 août 1914 De bonne heure nous entendons siffler est éclater des obus près de nous. Ceux-ci sont adressés à une batterie de 75 que nous ignorions et qui est située sur une hauteur en arrière du village. Aussitôt celle-ci répond énergiquement. Les premiers coups tirés si près de nous nous surprennent et nous font baisser la tête. Nous nous trouvons alors entre deux feux. (16) Notre place à nous Parc d’Artillerie n’est plus ici et notre Commandant donne l’ordre de départ. L’on emballe rapidement les papiers du bureau que nous avions à la Mairie. L'on attèle et l'on fiche le camp au grand trot dans la direction de La Rivière où est le Quartier Général du 7ème Corps d’Armée. Chemin faisant nous recevons si l’on peut dire le baptême du feu. À un moment les obus boches tombent de chaque côté de notre route. Est ce nous que l’on vise ? L’un de ces projectiles même éclate sur notre droite à une vingtaine de mètres en faisant une grosse fumée noire et projetant en l’air une grosse quantité de terre et de pierres. Ce doit être du gros calibre. Nous éprouvons un frisson bien compréhensible. Personne ne fut atteint ni chevaux, ni voitures et une fois le danger passé nous étions assez fier d’avoir vu éclater un obus boche de près. Poursuivant notre route sur La Rivière l’on voit des soldats fantassins et gardes forestiers embusqués le long de la route prêts à l’attaque ou à la riposte. Ils ne semblent pas rassurés du tout… le canon, le nôtre surtout, continu son tapage pendant que nous nous éloignons. En traversant La Rivière nous voyons notre Quartier Général se préparant à partir aussi. Ce pays commence à devenir dangereux… Nous devons paraît-il aller cantonner à Nonancourt et nous y arrivons, mais l’on il y reste deux heures seulement et l’on nous envoie à Denney où l’on s’arrête enfin pour y passer la nuit. Avec Burdin le soir comme à Angeot nous couchons au poste de police à la Mairie. Il est difficile d'y dormir avec le bruit que (17) l’on fait autour de nous : de plus des Territoriaux de garde à l'entrée du village amènent triomphalement au poste une femme qu'il croit être une espionne. C'est tout simplement une poivrote de 40 à 50 ans qui est encore sous l’influence du vin. Aux questions que le Sergent de garde lui pose elle répond par des incohérences, des grossièretés, crois qu’on veut abuser d’elle… se met en colère, on rigole. Finalement comme elle prétend être du pays l’on envoie prendre chez le Maire des renseignements sur son compte et l’on finit par lui rendre sa liberté. À Denney je visite un ouvrage de terrassement qui me semble gigantesque, une espèce de trou immense et profond au sommet d’un petit mamelon. Des Territoriaux et soldats du Génie y travaillent. C’est sans doute destiné à l’installation de quelques gros canons de forteresses, ou pour abriter des munitions. Mais quel travail cela représente ! 13 août 1914 La journée s’annonce comme devant être de repos complet. On prépare tranquillement la soupe, mais avant qu’elle ne soit cuite il faut emballer et repartir. Encore une fois l’on mangera du « singe ». Nous allons à Grosmagny, nous arrivons le soir. Avec Burdin je couche dans la salle de l'école qui doit nous servir de bureau. Cette nuit, ainsi que plusieurs camarades, avons je ne sais pour quelle cause une diarrhée violente. Je subis particulièrement les effets et toutes les conséquences de ce malaise… mon caleçon aussi…quand dans la nuit il faut se mettre à la recherche des W. C. Dans ma précipitation (18) en enfilant mon pantalon ma montre s’échappe et le verre ce casse. J’ai vraiment pas de veine. 14 août 1914 Nous quittons Grosmagny pour aller à Rougegoute. L’Étape n’est pas longue. Comme la précédente cette journée est belle et chaude. À Rougegoute nous nous installons moitié dans un château, moitié dans une usine : le château étant l’habitation du propriétaire de celle-ci et le tout étant réunis. L’on nous dit que cette propriété appartient à un allemand, que celui-ci est Colonel et que vu les événements et les circonstances il est rentré dans son pays. Probablement encore un espion ! Nous nous préparons un bon déjeuner, la gardienne de la propriété qui est très aimable y contribue et nous vient en aide. Nous mettons notre couvert dehors dans un bosquet sous des gros arbres est là bien au frais nous ne faisons avec nos Officiers d’Administration qu’une seule table. Avec Burdin et moi, il y a les deux Ordonnances des Officiers qui ont fait le déjeuner. Le repas est joyeux et bien arrosé ; le vin que l’on a ici à discrétion a encore l’avantage de ne coûter que 0,70 le litre. C’est dans ce pays que je me fais raser pour la première fois depuis que j’ai quitté Paris. Je commençais à ressembler au Christ. Le coiffeur qui est aussi horloger remet un verre à ma montre. Nous aurions tous bien aimé passer au moins un jour entier et une nuit dans ce gentil village mais hélas l’après midi il faut encore repartir. Nous (19) retournons à Batonwillers (?) que nous connaissons déjà peu avantageusement et là par exemple nous couchons. 15 août 1914 Le capitaine Chapuis vient nous réveiller de bonne heure dans la grange où Secrétaires, Ordonnances, Cyclistes et Conducteurs de fourgons sommes couchés en nous disant que sur les quatre chevaux d’attelage que nous avons il n’en voit plus que deux. La veille on les avait attachés à un arbre près de la maison. On sort tous, on cherche ces chevaux, ils sont introuvables. Finalement les Officiers nous envoient à leur recherche au loin dans des directions différentes. Jusqu’à midi nous parcourons la campagne questionnant civils et militaires puis nous revenons bredouilles. Il n’y a plus de doute ces deux chevaux ont été volés. Hélas c’était à Roussot ; le pauvre il est bien embêté ! Enfin après des reproches et des menaces de la part des Officiers ceux ci finissent par lui procurer un nouvel attelage mais qui est loin de valoir l’autre. Dans l’après midi nous quittons une fois de plus Batonwillers (?) sans savoir où nous allons. Près d’un bois l’on stationne plusieurs heures. La pluie se met à tomber et lorsque seulement les hommes sont bien mouillés l’on pense à nous procurer un abri. L’on nous conduit à Félon lorsque l’on y arrive la nuit est complète. Au détachement de l’Etat-Major qui maintenant représente une douzaine d’hommes et 8 à 10 chevaux, vue l’arrivée de nouveaux Officiers avec leurs Ordonnances l’on nous affecte (20) comme cantonnement une vieille maison inhabitée dans un état de vétusté dangereuse. Il fait si noir! et sans lumière l’on ne s’aperçoit pas de ça. L’écurie étant impraticable, avec difficulté on parvient à trouver et à fixer une corde dans la grange à laquelle l’on attache les chevaux d’Officiers et ceux des fourgons. Quand à nous, les hommes, nous montons coucher sur le fenil ou il reste un peu de fourrage ; cet endroit nous semble plus confortable et en meilleur état que la maison d’habitation qui n’a plus de plancher. Nous nous endormons tranquillement quand soudain dans la nuit un craquement sinistre se fit entendre et en même temps nous roulions les uns sur les autres ; c’était les poutres pourries soutenant notre plancher qui s’étaient rompues d’un côté et causaient cet accident. Néanmoins, revenu de notre émotion, ne sachant après cela où aller coucher, petit à petit nous remontions tous et l’on se réinstallait comme l’on put sur ce fenil en pente pour continuer notre sommeil jusqu’au jour. 16 août 1914 Nous passons la journée entière dans ce pays. Depuis la veille la pluie n’a cessée de tomber. Devant la maison où nous sommes le sol qui n’est pas empierré et piétiné sans cesse par les hommes et les chevaux, et où les fourgons on fait des ornières est transformé en un véritable bourbier. Toutes les rues et places du village sont presque semblables. Que de boue ! C’est ce que l’on voit ici de plus remarquable. Notre principale occupation est de chercher à faire de la bonne cuisine, rien ne nous rebute, pas même les vols de poulet… (21) Le soir nous couchons au même endroit que la nuit précédente mais sans incident. 17 août 1914 Cette journée se passe comme la veille sous la même pluie, dans la même boue. Rien de particulier à signaler. Ici le vin est à 0,80 le litre, autant qu’on en veut. On trouve aussi à des prix avantageux de la prunelle délicieuse chez les paysans qui la fabrique ; consolation pour les amateurs eu égard aux mauvais temps. 18 août 1914 Enfin nous mettons « les voiles » et sans regret nous quittons Félon vers 7 ou 8 heures sans en emporter un bon souvenir. C’est la première fois depuis le début de la campagne que nous passons plusieurs nuits successives dans le même patelin. Bravo ! Nous retournons du côté de l’Alsace. On traverse à nouveau La Chapelle sous Rougemont. Arrêts fréquents le long de la route ... Nous arrivons à Obersulsback, autrement dit en français Soppe-le-Haut à 3h½. Comme toujours on installe notre bureau à la Mairie et jusqu’au soir avec le capitaine Chapuis, Burdin et moi écrivons. Nous ne pouvons faire encore que des copies. Les habitants du pays n’ont pas l’air enchantés outre mesure de notre arrivée. Ils sont froids. Je trouve même que peu d'entre eux parlent français. L'on nous recommande de ne pas quitter nos armes même pour dormir… 19 août 1914 Quittons Soppe-le-Haut pour la direction de Mulhouse. À la bonne heure ! De la route nous commençons à apercevoir les effets (22) de la guerre. Les récoltes qui sont à maturités (blé, avoine, etc. …) sont piétinées et les champs de pommes de terre ont servi au ravitaillement des troupes de passage. Plus loin nous voyons les traces de la fusillade et des obus. Les murs des maisons portent la marque des projectiles. Certains ont été troués ou démolis par le canon. Dans les champs des cadavres de chevaux et des trous d’obus. La gare de Burnhaupt près de laquelle nous passons a particulièrement souffert : les bâtiments ont dû être organisés et servir pour une résistance ; les murs et le toit sont percés de meurtrières. Finalement elle a été incendié : les restes sont fumants. À quelques centaines de mètres l’on aperçoit un pont de chemin de fer que l’on a fait sauter. A Pont d’Aspach que l’on traverse un peu plus tard l’on constate des ravages encore plus important : les trois quarts des maisons ont été atteintes ; les unes ont au flancs des ouvertures plus ou moins larges faites par le passage des projectiles, d’autres ont des murs qui s’écroulent, d’autres encore ne sont plus que ruines ; de place en place s’élèvent des fumées attestant l’œuvre de l’incendie. Avançons toujours, au coin d’un bois, l’on aperçoit les premières tombes de soldats. Ce sont des Allemands. Enfin nous nous arrêtons ; nous sommes dans une forêt. Il paraît que nous sommes près du village d’Innsbruck. L’arrêt dure 5 ou 6 heures. Nos Sections de Munitions sont avec nous arrêtées et échelonnées le long de la route. Combien y en a-t-il ? Je ne sais ! Inutile de dire que quand nous nous déplaçons, elles font de même, elles suivent leur Etat Major seulement nous ne suivront pas toujours forcément (23) la même route. Pendant cet arrêt nous voyons défiler sans cesse convois et colonnes. Toute la journée nous avons entendu le canon du côté de Mulhouse et le combat par celui ci semble de plus en plus acharné. Vers 4 heures arrive en automobile le général Pau et son escorte, allant dans la direction de la bataille : par suite de l’embarras de voitures qui se produit à cet endroit à ce moment, il s’arrête devant nous : en attendant descends de voiture et vient nous causer (à nos Officiers). Je lui trouve une bonne figure de vieux guerrier sympathique. En marchant il fume une grosse pipe et maintien de son bras artificiel contre sa poitrine une carte d'état-major déployée. En partant il laisse à tous une bonne impression de sa personne d’autant plus qu’il vient de nous apprendre que les nôtres ont pris six canon aux Allemands et que ceux-ci doivent passer sur cette route. Un peu plus tard au lieu de continuer sur Mulhouse nous recevons l’ordre de retourner à Pont d’Aspach. Nous y arrivons la nuit. Comme le général Pau nous l’avait promis, nous voyons alors passer là les six canons boches en question ; l’embarras de voitures fait qu’ils y restent un moment et je puis comme les camarades les contempler. Pendant ce temps arrive le général Pau, retour de la bataille qui, obligé de s’arrêter là aussi, descends de voiture et va jeter un coup d’oeil aux canons qui se trouvaient auprès de lui. Ce soir malgré notre fatigue et notre besoin de dormir (moi je dormais le long de la route) nous sommes contents. On apprend que des bonnes nouvelles. Il paraît que nous venons de remporter une victoire ; que les Allemands (24) auraient eu de grosses pertes et que notre admirable canon de 75 a fait des merveilles. On dit qu’une grande quantité de prisonniers Allemands sont en route pour Belfort. À 11 heures du soir nos Sections et nous débarrassons enfin la grande route : il y a longtemps que cela était nécessaire, la circulation à cet endroit se faisait difficilement et le trafic est intense. Nous allons dans le village à la recherche d’un cantonnement. Celui qui est affecté aux personnels de l’Etat-Major est déjà occupé ; nous le faisons constater au Capitaine Chapuis qui doit user de toute son autorité pour en expulser les soldats qui s’y trouvent. J'aurais bien aimé aller me coucher aussitôt ; je tombe de sommeil ! Je me contenterais comme soupe d'un peu de « singe » et d'un morceau de pain ; mais nos Officiers sous prétexte que cela nous fera du bien (et à eux ?...) exigent que nous fassions la soupe malgré l’heure tardive. Nous avons du bœuf et des légumes pris dans les jardins et les champs le long de la route, plus deux poulets qu’un camarade débrouillard a « cueillit » sur un fumier à Soppe-le-Haut. Comme bois de chauffage on brise la barrière d’un jardin. En attendant la soupe je sommeille assis sur une pierre est vers 2 heures du matin nous pouvons enfin manger. Dans ce patelin les lits pour les Officiers sont rares surtout pour les derniers arrivés comme les nôtres, aussi eux et nous couchons ensemble depuis le Commandant du Parc jusqu’au dernier des Conducteurs de l’Etat-Major, pêle-mêle dans la même grange et en tous bien heureux encore d’avoir un abri. (25) 20 août 1914 Nous nous mettons en route de bonne heure sans emporter un bon souvenir du propriétaire de la maison où nous venons de coucher : une tête de boche, mais en emportant la lanterne qu’il nous avait prêté… Nous l’avons trouvée si pratique… Nous reprenons la route de la veille retournant sur Innsbruck (?). Temps splendide toujours. Et nous arrivons sans encombre à ce dernier village. Ce pays est coquet, propre, maisons de belles apparences portant peu de traces de la guerre. On s’arrête là. Nous l’Etat-Major nous installons dans une grande et confortable maison, chez le frère du Maire où nous recevons le plus cordial accueil. Le propriétaire et sa fille parlent très correctement le français, du reste lui est un vieux français d’avant 70 qui a fait son service militaire en France ; les photographies accrochées au mur en témoignent. Tous deux expriment l’affection qu’ils ont pour les Français et souhaitent ardemment de le redevenir. Ils se plaignent des Allemands, nous racontent les vexations et les misères auxquelles ils ont été en but de leur part. Nous déambulons au travers du village causant amicalement avec les habitants qui sont très sympathiques; partout ils se plaignent des boches, ils nous disent combien ils ont eu à souffrir sous leur domination et comme après notre récente et brusque retraite de Mulhouse ils ont été dévalisés et brutalisés par eux en représailles surtout paraît-il (26) de l’accueil qu’ils avaient eu pour les Français. Ces gents semblent vraiment aimer la France ; dans les maisons on voit la quantité de bibelots, gravures, photographies, bordées parfois d’un ruban tricolore, qui montre le souvenir qu’ils ont gardés d’elle. Vers midi nous avons la joie de voir passer dans le village 18 canons pris aux Allemands, ainsi que 800 prisonniers, le tout allant dans la direction de la France. Ce village a ce jour, avec notre présence, un air de fête ; tout le monde est gai. Nous espérions y terminer la journée et y coucher. Hélas ! Dans la soirée l’ordre vient de repartir et après nos adieux aux habitants que nous quittons avec regret, à la tombée de la nuit nous étions sur la route. Innsbruck est le plus agréable pays que nous traversons depuis la guerre aussi nous en garderons tous un bon souvenir. Nous allons à Schweinghausen (?) la route s'effectue toute la nuit. En tous sens roulent les convois. L'infanterie défile autour de nous ; les routes sont combles ; la nuit est noire, l’on entend que le roulement perpétuel des voitures, le bruit des chaînes, le piétinement des chevaux et les commandement des Chefs: au loin quelques projecteurs scrutent l’horizon. Nous franchissons un petit pont en partie détruit ; enfin après quelques heures de marche nous entrons à Schweinghausen ? Il fait (27) si noir que l’on ne distingue rien d’abord, puis l’on fini par à percevoir la silhouette des maison démolies par le bombardement et celle de l’église dont le clocher a été décapité. Nous cantonnons dans une modeste maison de cultivateurs ; pour ce soir comme souper et comme le plus souvent, nous mangeons quelques boites de « singe », puis nous montons coucher sur le fenil ou rapidement l’on s’endort comme toujours l’âme tranquille et sereine, sans souci de l’avenir et assurés du succès quand à la victoire. 21 août 1914 Comme la maison où nous sommes est en face de l’église, à notre réveil la première chose que nous nous voyons est celle-ci. Dans quel état elle est ! Plus de clocher, les murs ont des brèches, la toiture percée effondrée par endroits. Sur la place devant le clocher gît une cloche brisée. Nous rentrons, dans l’intérieur on voit des monceaux de gravas, au dessus de nos têtes des grands jours, des bouts de charpente pendantes, le clocher vu du bas et de l’intérieur a l’air d’une large cheminée et à nos pieds cinq ou six cloches. Près de L’église se trouvait la mairie-école, un grand bâtiment il a subi le même sort : ils n’en reste rien que des pans de murs lézardés, des objets de fers tordus, calcinés, des restes de tuyaux, fourneaux, literie, ustensiles de cuisine, enfin des décombres parmi lesquels se lève encore de la fumée attestant le récent passage de (28) l’incendie. Derrière l’église se trouve le cimetière. Comme dans d’autres vus précédemment en Alsace je vois beaucoup d’anciennes tombes portant des inscriptions françaises et datant d’avant 1870. On voit aussi un tumulus de terre fraîchement remué ; là nous disent les habitants l’on vient d’enterrer une cinquantaine de soldats français et allemands tués dans les combats du village. Deux ou trois petites croix de bois vert surmontent le tertre. Dans cette partie du village la lutte semble avoir été chaude à voir l’état des maisons et la quantité de douilles de cartouches françaises et allemandes jonchant le sol de la rue. À Scheinghausen on installe notre bureau au presbytère qui est en face de l’église: la chambre même où nous travaillons a une ouverture circulaire d’un mètre de diamètre faite par le passage d’un obus lequel est venu éclater dans cette chambre éclaboussant les murs. 22 août 1914 Rien à signaler. Passons cette journée à Scheinghausen, Burdin et moi à écrire. Petit à petit nous nous initions au service de secrétaire sous la direction et surveillance du Capitaine Chapuis. 23 août 1914 Comme la journée précédente. Enfin on se repose dans ce patelin, mais la vie n’y est pas folichonne ! (29) 24 août 1914 L’ordre de départ arrive enfin. Nous ne sommes pas fâché de quitter Sch… on l’a assez vu, ainsi que ses habitants que nous ne trouvons pas très sympathiques. Ah c’est pas comme ceux d’Innsbruck ! Bref ! On emballe est en route ! Nous nous plaisons à rouler. Nous considérons que c’est suffisant de passer une nuit, deux au maximum dans le même patelin, après l'on s'y ennuie. Nous jouissons ce jour encore d'un temps splendide. On retourne à Saint-Germain. Qu'est-ce que ce retour signifie ? Est-ce encore une retraite ?... Nous traversons des villages déjà vus à l’aller. La route que nous suivons n'est pas encombrée par les convois comme à l'ordinaire. Pas d’arrêts involontaires, marche normale et régulière, sans incident. À la tombée de la nuit nous arrivons à Saint-Germain. Le bruit court que nous allons quitter la région et embarquer en chemin de fer. Ce bruit persiste et finalement se confirme. Comme direction les uns citent Nancy, d’autres Paris, d’autres disent que nous irions dans le Nord. Peu nous importe du moment que l’on change de place ça va ! On a assez vu l’Alsace. Sur ce, l’on va se coucher en échangeant entre nous nos réflexions sur ce voyage en perspective. 25 août 1914 Quittons St-Germain pour aller à Champagny. Rien de particulier au cours de cette journée si ce n'est que le soir avec tous les camarades nous nous offrons le luxe de dîner dans un restaurant. Maigre repas, mal servi, les salles sont envahies par (30) les soldats, le restaurateur est affolé et débordé. 26 août 1914 Partons pour Belfort en vue d’embarquer. En route nous sommes pris par la pluie ; la première depuis le début de la campagne ; mais une averse formidable qui dure jusqu’au soir. Nous sommes trempés. Nos manteaux ruissellent, on est mouillés jusqu’à la chemise. Avec ça, la nuit prochaine roulant dans un wagon à bestiaux nous serons au frais… arrivé à Belfort on se dirige vers la gare, des trains sont prêts pour nous recevoir, l'on n'embarque et l'on attend l'heure du départ qui s’effectue dans la nuit. Dans le train la gaieté règne, l'on achètent des provisions, du vin, l'humidité dont nous sommes pénétrés ne nous soucie guère ; petit à petit nos vêtements sèchent sans laisser de souvenirs fâcheux. 27 août 1914 Notre train roule toujours. La nuit nous avons bien dormi ; le jour nous apparaît vers la station des Laumes (Côte d’Or?). Nous allons donc vers Paris. On s’arrête à cette station. On se ravitaille dans les cafés et épiceries avoisinant la gare : pain, vin, chocolat, fromage, tabac etc… choses que nous ne trouvions plus en Alsace. Les habitants nous demandent des souvenirs de guerre. Ceux d’entre nous qui en ont les leurs vendent. Puis notre train repart et à la station suivante les mêmes faits se reproduisent : achat de vin et vente de souvenirs. Plus nous approchons de Paris plus les habitants sont curieux d’objets provenant des (31) champs de batailles et plus ils sont généreux ; ont leur vend des casques boches jusqu’à 25 Francs tandis qu’au contraire ils ne veulent pas recevoir d’argent pour le vin que l’on achète. À partir de Moret-sur-Loing les habitants sont plus généreux encore ; ils nous apportent à boire et nous font de menus cadeaux. Mais où nous sommes tout à fait ahuri et dans l’admiration c’est à Fontainebleau. Le quai de la gare est noir de monde chargé de toutes sortes de bonnes choses pour nous. Les portes de nos wagons sont grandes ouvertes et l’on nous jette tout ce que nous ne pouvons atteindre de nos mains. On nous apporte des brocs de vin, des bouteilles de vin, de la bière, du café, de l’eau de vie, des rafraîchissements de toutes sortes, l’on nous jette des quantités de sandwichs, du saucisson, du chocolat, du tabac, des cigares, cigarettes, allumettes, des cartes postales, du papier à lettres, des crayons, jusqu’à des chaussettes et même de l’argent. La foule est pleine d’enthousiasme pour ces soldats de l’armée d’Alsace qui reviennent de Mulhouse et qui s’en vont évidemment vers d’autres victoires… Nous sommes vraiment émus et touchés d’un pareil accueil. Nous ne savons comment remercier ces brave gens ; nous leur donnons gratuitement les souvenirs boches qui nous restent (du moins on le fait dans notre wagon) et nous crions « Vive Fontainebleau et ses habitants ! ». Après un arrêt assez long et comme on le voit agréable à cette station, notre train se remet en marche. Dans chaque gare à l’approche de Paris l’enthousiasme et la générosité des habitants sont semblables, notre wagon est plein de bouteilles et de victuailles : mais on ne laisse pas partout les habitants (32) nous approcher comme à Fontainebleau ; dans bien des gares la foule est maintenue à l’extérieur et l’on ne peut nous faire parvenir les provisions qu’elle nous apporte. On salue et remercie néanmoins, on crie, on chante à tue tête, le vin si abondant commençant à produire ses effets. Quelle journée émouvante par les sentiments et les actes de générosité que j'ai vu depuis Moret et jusqu'à la nuit. À côté de Fontainebleau je me souviendrai particulièrement de Noisy-le-Sec, Champigny et le Plan Champigny que nous avons traversé. Peu après cette dernière gare la nuit vint ne pouvant plus rien voir au dehors l’on s’enferma dans le wagon : l’on se mit à manger ; les victuailles et le vin ne faisant pas défaut. Bien des camarades sont ivres à des degrés différents ; moi jamais car je n’abuse pas. Puis fatigué de gueuler, l’estomac plein, le silence se fit peu à peu parmi nous, chacun s'étendit sur le plancher du wagon ou sur les bancs de bois pour essayer de dormir. 28 août 1914 Quant à moi j'ai presque pas fermé l’œil ; j’étais si mal étendu sur un banc de bois trop étroit que j’avais assez de peine à me tenir en équilibre, et sur le plancher il n’y avait plus de place. J’en ai mal aux reins. Nous avons roulé toute la nuit. À la pointe du jour nous nous arrêtons dans une grande gare. Par les employés de celle-ci nous apprenons que nous sommes à Amiens et que c’est ici que nous devons nous arrêter : mais tant que nous (33) n’en recevons pas l'ordre nous ne bougeons pas du wagon ; du reste le train pourrait avancer ou reculer encore un peu… tout à coup le Capitaine Guarnery s’amène vers nous en sacrant et gueulant comme un putois nous criant « Non de Dieu de fainéants qu’est-ce que vous foutez encore dans ce wagon au lieu d’aller débarquer le matériel… etc.… etc.… ». On lui dit que nous ne savions même pas que c’était ici que nous devions nous arrêter et qu’en conséquence on ne voulait pas se permettre d’aller débarquer le matériel sans en avoir reçu l’ordre. Ce raisonnement ne lui fit pas taire sa gueule au contraire il continua d’aboyer après nous tant que nous fûmes à la gare en nous menaçant de toutes les foudres de la justice militaire ; les employés du chemin de fer présents en étaient indignés. Hier nous étions acclamés aujourd’hui nous sommes insultés ; les jours se suivent et ne se ressemblent pas… Le matériel débarqué et les voitures attelées nous nous mettons en route. Nous partons (l’Etat-Major), seuls nos Officiers et nous avec nos deux fourgons dans la direction de Morenil qui est à une vingtaine de kilomètres d’Amiens. Il fait très chaud, nos manteaux mouillés encore par l’étape Champagny-Belfort finissent de sécher. Nous arrivons à Morenil vers midi, on s’y arrête, on déjeune et l’on cantonne dans un immense château féodal datant du 10e ou XIe siècle. L’intérieur en est un peu délabré mais la vaste salle à manger avec son immense table qui nous sert de bureau est assez bien conservée. À côté de cette salle se trouve un espèce de salon où Burdin et moi (34) couchons le soir sur un grand canapé. Mais toute la nuit nous fûmes dérangés ; plusieurs fois le commandant de Gigord vint nous réveiller pour nous faire porter à tour de rôle des plis urgent à des Officiers cantonnés dans le village. De plus cette nuit, tenant une lanterne à la main, j’ai parcouru pendant une heure avec le Commandant toutes les pièces du château à la recherche du Cycliste Maitre qu’en fin de compte nous ne pûmes découvrir. 29 août 1914 La nuit nous a avait fait pressentir qu’il y avait quelque chose d’anormal dans l’air par l’agitation de notre Commandant. Hier soir nous entendions déjà le canon, aujourd’hui c’est bien pis ; les coups se succèdent plus nets et plus rapides, c’est comme des rafales de tonnerre. Nous nous remettons en route. Comme la veille déjà nous croisons encore des populations émigrantes venant du Nord que la bataille et le danger chassent vers le Sud. Les uns sont en voiture, d'autres à pied poussant parfois des voitures à bras, des voitures d'enfants, même des brouettes : tous ces véhicules sont chargés de ballots, de linge ou d’objets que leurs propriétaires veut sauver du désastre. Tous ces gens ont un air triste et consterné, ils se lamentent, ils ne savent où ils vont. Mes camarades et moi cherchons à les consoler, de même que les habitants des villages que l’on traverse qui sont inquiets aussi ; bien que nous ne sachions rien (35), on leur apprend un tas de bonnes nouvelles, mais purement imaginaires. Je ne sais vers quel but nous marchons, on s'arrête souvent, l'on va à droite puis à gauche parfois même nous revenons sur nos pas. Dans l'après midi nos deux Officiers d'Administration nous quittent et partent avec l'auto du Commandant Husson nous laissant comme directive pour notre route de suivre la Section de Munitions qui nous précède c'est-à-dire la 6ème . Nous suivons donc celle-ci passivement, on marche longtemps, la nuit vient, les heures passent, on marche toujours. Ou sommes-nous, où va-t-on ? Personne parmi nous le sait. Les nouvelles de la bataille sont plutôt mauvaises ; le canon semble se rapprocher de nous. Mauvais signe ! Les habitants des villages sont de plus en plus terrifiés. Ils s’attendent d’un moment à l’autre à voir entrer les allemands chez eux, une fois même en traversant un village nous croyons que ça y est. On crie : les Prussiens! Voilà les Prussiens ! Avec les camarades nous préparions déjà nos armes, peu rassurés du résultat qu’allait avoir notre résistance, lorsque tout à coup l’on aperçoit les prussiens en question. C’était deux soldats boches que les gendarmes emmenaient en les protégeant de la foule hurlante qui voulait leur faire un mauvais parti. Après plusieurs heures de marche nous nous arrêtons au bas d'une côte rapide que les chevaux fatigués ont de la peine à monter. Nous profitons de cet arrêt pour ouvrir et manger quelques boîtes de singe. Quand les derniers caissons de la (36) Section qui nous précède démarre, nous n'avons pas fini notre repas et nous voulons manger tranquille. On ne s’émeut pas, on laisse partir les autres, convaincus que nous les aurons bientôt rattrapés. Mais peu après notre départ nous entrons dans un village où plusieurs chemins s'offrent à nous, il fait noir, les rues sont pleines de toutes sortes de convois; on demande des nouvelles de notre 6eme Section de Munitions. Personne même ne la connaît. Au hasard nous nous engageons sur une route qui nous conduit hors du village. On s’arrête, on se consulte sur ce que nous devons faire. Nous avons avec nous le Maréchal des Logis Cavelier. Finalement considérant que nous ne savons où l’on va et où nous devons aller, que les chevaux sont fatigués, nous aussi, qu’il est 2 heures du matin, on se range au bord de la route est l’on se couche dans le fossé ; quand viendra le jour on verra ce que nous ferons… Il n'y avait pas une heure que nous dormions là que l’un de nous fut réveillé par le passage d'une Section de Munitions sur la route. C’était une de notre Parc, Capitaine Teinturier. Notre Maréchal des Logis va à lui, lui expose notre situation et lui demande s’il sait où est la 6eme S.M.A. Il l’ignore mais nous conseille de le suivre ce que nous faisons. On lui demande s’il sait où peuvent être nos Officiers; il nous dit que nous pourrions probablement les trouver à Folleville ; plus loin il nous indique la route qui y conduit et enfin à 6 heures du matin, nous entrons dans ce village (37) où la première personne que l’on rencontre c’est notre Commandant inquiet de notre sort et qui avait déjà envoyé à notre recherche. 31 août 1914 On cantonne à Folleville. Nous avons comme logement un ancien séminaire. Dans les chambres que nous parcourons on découvre quelques matelas que les premiers arrivés s’attribuent. J'en ai un. Nous nous réjouissons déjà en songeant à la bonne nuit que l’on passera dessus. Nous avons tant de sommeil en retard ! Hélas ! Vers 5 heures de l’après-midi. Déception ! Il faut atteler et repartir à nouveau. Adieu sommeil et matelas ! En avant vers l’inconnu ! Nous ne savons où l’on nous emmène. Nous marchons jusqu’à minuit et vers cette heure nous arrivons au village de Thieux. On va y passer la nuit. On nous loge dans une maison confortable et hospitalière. Les habitants nous donnent à Burdin et à moi un bon matelas sur lequel aussitôt qu’on le pût on s’endormi d’un sommeil profond et réparateur. 1er septembre 1914 Vers quatre heures. Déjà !… L’on nous réveille. On dormirais bien encore… mais il faut se remettre en route. L’on ne nous laisse même pas le temps de faire le jus. Vers six heures on quitte le village. Nous faisons une étape assez longue qui nous conduit à Cauvigny où nous arrivons à 5 heures du soir. On s’installe dans une maison moitié ferme–moitié villa; le salon nous sert de bureau (38) et la nuit Burdin et moi y couchons sur un matelas. Ici comme ailleurs les habitants du village se montrent fort inquiets; ils craignent d’un jour à l’autre voir arriver les Allemands. Les bruits du canon et notre marche en direction de Paris ne les rassurent pas… A signaler dans ce pays une chose curieuse et amusante que j’ai vu. Dans la ferme où nous mangions, une vache pompe elle-même son eau lorsqu’elle veut boire. Elle se trouve attachée sous un hangar près de la pompe qu’elle peut atteindre ; quant elle a soif, elle introduit sa corne dans l’anneau du balancier de la pompe puis lève la tête, l’abaisse ensuite en abaissant le balancier, à ce moment comme l’eau coule elle dégage rapidement sa corne du balancier et porte son museau sous le robinet, puis elle recommence et continue ce manège tant qu’elle a soif. Personne paraît–il ne lui a jamais appris à se servir ainsi de la pompe, seulement comme elle a toujours été attachée à cette place, à force de voir pomper elle a appris à le faire pour son usage. 2 septembre 1914 Après deux jours de repos fort appréciés nous quittons Cauvigny. Nous constatons avec regret que nous marchons toujours vers Paris. Nous n’avons pas la moindre nouvelle officielle de ce qui se passe en ce moment sur le front ; mais puisque nous allons vers Paris c’est que les boches avancent… Nous traversons l’Oise à Persan–Beaumont ; le pont est miné ; on voit le cordon Bickford et les cartouches de mélinite en place. Partout l’on craint et l’on s’attend à l’arrivée des boches. Grande animation sur la route et dans la région. Enfin nous arrivons à Nerville à 30 km de Paris. Les habitants qui n’avaient pas reçus de soldats depuis 10 ans nous accueillent cordialement. Chacun voulait en avoir. Ils sont servit, tout le monde en a, plus des chevaux. Ces bonnes gens nous donnent à boire, nous distribuent des fruits qu’il y a ici à profusion. Nous, l’Etat-Major sommes logés dans un château appartenant au général Jacquin. On y installe le bureau. Comme partout les habitants nous questionnent sur l’ennemi. Où est-il ? Est-il loin d’ici ? Viendront-ils jusque-là ? Questions pour nous embarrassantes. Néanmoins nous leur affirmons comme toujours qu’ils n’ont rien à craindre malgré que nous l’ignorons. 3 septembre 1914 Burdin et moi avons passé une bonne nuit couchés sur un matelas dans le bureau. Nous nous remettons en marche et continuons notre route dans la même direction. Les villages traversés sont de plus en plus déserts. L'on ne rencontre plus guère de civils dans les rues. Les portes sont fermées, les volets sont clos. Les animaux que leurs propriétaires ont lâchés paissent librement dans les champs. A l’intérieur des fermes il ne reste que la volaille picorant dans les cours. Nous arrivons à Écouen ou nous voyons encore quelques civils mais la plupart des villas sont désertes. (40) Les portes des maisons ne sont pas fermées à clé dans le but d’éviter aux Allemands de les enfoncer. Nous nous arrêtons plusieurs heures à Ecouen et les habitants nous donnent ce qu’il leur reste de victuailles. Les maisons ont l’air cossues, il y a de bonnes caves, du vin à l’abondance l’on boit autant que l’on peut, l’on nous remplit même de vin tous nos récipients disponibles pour l’emporter. Ainsi bien lestés nous quittons Ecouen pour aller au Tillay. En route nous voyons Paris ; nous n’en avons jamais été aussi près. C’est à ce moment aussi que nous faisons demi-tour et commençons à tourner le dos à Paris. Cela est de bonne augure. N’a-t-on commencé à refouler le boche car il n’y a pas d’erreur, jusque-là nous avons battu en retraite… Une atmosphère de gaîté règne parmi nous ; Est-ce l’espoir du succès ? Ou l’effet du vin d’Ecouen?… On s’arrête à l’entrée du Tillay on reste longtemps sur la route, espérant aller plus loin ; finalement ne recevant pas d’ordre, l’on se gare dans les champs ou dans les fermes. Des soldats du Génie et des brancardiers arrivés ici avant nous nous apprennent que le village est vide d’habitants et que toutes les maisons et leurs contenus sont à notre disposition. En effet l’on voit des soldats sortir de celles-ci, les bras chargés de provisions, emporter volaille, lapins, bouteilles de vin. Notre détachement, pas meilleur que les autres, fait comme eux. L’on ramène des poules, des lapins, pêle-mêle on en remplit les paniers que l’on veut emporter. Quant à la boisson on y va avec (41) des sceaux ; on rapporte toutes sortes de bouteilles, vins et liqueurs. Moi, je ramène une bonbonne de marc de 25 litres provenant d’un café. Le soir nous faisons un festin à en crever où l’on ne mange naturellement que du poulet ; les vins de toute nature coulent à flot et ça se termine par des rasade de rhum, de marc, et même de Champagne. Les trois quarts des hommes sont ivres, je ne suis pas du nombre, ce qui est naturel n’ayant abusé de rien. Ne recevant toujours pas d’ordre de départ, comme il se fait tard nous nous couchons sous un hangar près de la route. Burdin qui a sa cuite, dans la nuit vient se coucher près de moi, comme il est sur un sac et qu’il me domine en dég… il me met ça dans le cou. Ce pauvre village fut complètement mis à sac en quelques heures et ce fait n’est pas à l’honneur de l’armée française. Il est vrai qu’en partant les habitants persuadés que les boches viendraient avaient eux-mêmes engagés les soldats présents à se servir chez eux avant leur arrivée. Ce serait toujours ça de moins qu’auraient les boches ! Mais les limites avaient été dépassées, les maisons furent véritablement mises au pillage et cambriolées. Quel triste spectacle ! 4 septembre 1914 Au réveil c’était fatal, tout le monde a plus ou moins mal aux cheveux et la gorge sèche ; beaucoup se remettent à boire. On avale des quarts de vin et d’eau de vie. Comme l’on ne retrouvera peut-être plus de circonstances pareilles, il faut profiter de l’aubaine… On se préoccupe de loger et (42) d'emmener avec soi le plus de vin et de bouteilles possibles ; quant à nous, nos fourgons en sont bien garnis, de plus nous emportons pour les jours suivants des paniers bondés de poules et de lapins. Cependant ce matin des ordres sévères ont été donnés pour réprimer tout pillage du genre de celui de la veille. C’est un peu tard ! Malgré ceux-ci quelques soldats se font prendre en flagrant délit, entre autres le chauffeur de notre Commandant. On voit réapparaître quelques civils indignés à juste titre d

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Paule Moninot Monory

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europeana19141918:agent/e61aa5fec3ab6818e6d56bc37ee66ca9

Date

1914-08-04
1919-03-13

Type

Story

Language

fra
Français

Country

Europe

DataProvider

Europeana 1914-1918

Provider

Europeana 1914-1918

DatasetName

2020601_Ag_ErsterWeltkrieg_EU

Begin

1914-08-04

End

1919-03-13

Language

mul

Agent

Maxime CRUAT | europeana19141918:agent/421eab08efbfd315160adb73b9df63fc
Paule Moninot Monory | europeana19141918:agent/e61aa5fec3ab6818e6d56bc37ee66ca9

Created

2019-09-11T08:37:20.391Z
2020-02-25T08:40:23.852Z
2014-05-01 14:33:41 UTC

Provenance

INTERNET

Record ID

/2020601/https___1914_1918_europeana_eu_contributions_15303

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