01 Mes souvenirs de la Grande Guerre
01 Première page (Page de titre) 02 Deuxième page (1er août 1914) 03 Double page (1er février-21 mars 1915) 04 Double page (12 novembre-21 décembre 1915) 05 Double page (3 août 1917)Page de droite et suivante au verso 06 Double page (11 novembre-16 novembre 1918)
CONTRIBUTOR
Bibliothèque nationale de France François-Mitterrand 7
DATE
1914-08-01 - 1919-09-21
LANGUAGE
fra
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5
INSTITUTION
Europeana 1914-1918
PROGRESS
METADATA
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Souvenirs de la Grande Guerre 14-18
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Un bout de vie de mon arrière grand-père Léon BALZAC, qui a tenu par écrit un journal de bord de sa mobilisation en 14 à sa blessure en 16, puis couché par écrit sous forme de poèmes certains évènements survenus durant sa participation à cette guerre en tant que vaillant poilu. Léon était berger/viticulteur dans le département de l'Hérault non loin de Béziers, marié le 03/09/1903 à Marie AZEMA et avant le départ pour la guerre avait deux enfants en bas âge Jacques né en 1904 et Lucienne née en 1911. Léon a combattu dans le Nord de la France et faisait partie de la 121ème Ter - 11ème Compagnie - 82ème Division de Villeneuve les Béziers (34). Puis le 25/12/15 versé au 73ème Régiment Infanterie Territoriale-1ère Compagnie - Westletereu(Belgique) Il fut mobilisé le 03/08/1914, partit de Béziers vers Sète(CETTE),puis par train le 05/11/14 vers Montvivier (Somme), puis c'est entre autre ... Maresmoutier le 7/11/14, Flamicourt, Asainvillers, Laneuville (22/12/14), Warfusée (23/12/14), Méricourt, Ribemont, Hebeauville, Anglebel, Becordel, Beaufort, Rouvroy, Quesnel (22/02/15), Vielly (16/05/15), Dunkerque (9/07/15), St Pol sur Mer (16/05/16), Westletereu (01/06/16), Ribécourt (16/06/16)jusqu'à sa blessure le 27/10/1916 et son hospitalisation à Laval (Mayenne)en 1917. || photos du soldat Léon, médailles d'honneur || || Léon BALZAC || Mon arrière-grand-père et ses médailles d'honneur || Photograph || Léon Balzac en tenue et ses médailles ; croix 1914-1918, croix du combattant || || Poème aux Soldats de France || 49.51042289999999,2.9236204000000043 || Remembrance || Poem || || Remembrance || Poem || 49.46189200000001,2.842053999999962 || Poème : La Bataille || || Remembrance || 48.077863,-0.7701379999999745 || Poem || Ode aux Infirmières || || Remembrance || Cartes d'un poilu à sa famille || || 49.51042289999999,2.9236204000000043 || Ils étaient 3 amis partis à la guerre, mais l'un d'entre eux Germain FOURNIER est mort pour la France le 15/07/1916. Léon, a ainsi fait un poème en souvenir de cet ami là. Mais il a aussi consigné le décès de son ami dans son carnet dont vous pouvez lire l'extrait le concernant. Toutes les données de ce vaillant poilu sont aussi consultables sur le site mémoire des hommes. || Extrait de son journal de bord sur la mort d'un ami || Germain FOURNIER, Joseph AMALRIC, Léon BALZAC || || Poème : Les Trois Amis || Poem
Mes souvenirs de la guerre 14-18 en tant qu'officier de liaison
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Mes souvenirs de la guerre 14-18 en tant qu'officier de liaison || 2 août 1914 : Nous sommes en vacances à Chilhac. Il y a là, ma grand-mère Marsset, sa soeur tante Valentine, mon oncle Henri Marsset, maman, mon frère Jacques et moi. Depuis l'assassinat de l'Archiduc d'Autriche, François-Ferdinand, à Sarajevo par un étudiant serbe, l'ultimatum autrichien à la Serbie a mis en branle le jeu des alliances qui unissaient la Serbie, la France, la Russie, l'Angleterre et l'Italie, d'une part, l'Allemagne et la Turquie qui appuyaient inconditionnellement l'ultimatum autrichien, d'autre part. Pendant cinq semaines, on vit l'enchaînement de ces alliances militaires se dérouler inéluctablement jusqu'à la mobilisation générale et la déclaration de guerre. Le 2 août, certains se forçaient encore à dire: la mobilisation n'est pas la guerre. Mais, le 3, la déclaration de guerre de l'Allemagne à la France ne laissait plus d'illusions. A Chilhac, ce fut bien entendu la stupeur et l'angoisse mais dans une parfaite dignité. Les hommes mobilisés préparaient leur petit baluchon et partaient rejoindre leur régiment sans récrimination, certains avec fierté. Les femmes cachaient mal leur émotion, mais faisaient face avec beaucoup de courage. Le fameux: On les aura commençait à naître. Ce fut immédiatement l'union sacrée. Le coeur du village fut aussitôt la mairie qui avait l'unique téléphone. Il n'y avait ni radio, ni télévision. Les transports requis pour la mobilisation n'acheminaient plus les journaux ; on était privés de nouvelles. Seul le téléphone, par la sous-préfecture de Brioude, pouvait transmettre quelques informations. On passait donc une partie de son temps à la mairie. L'instituteur en était le secrétaire. Nous ne le fréquentions pas : il n'allait pas à la messe, ce qui pour ma grand-mère était un crime affreux. Il avait fait quelques réflexions déplacées sur les pauvres soeurs du couvent, ce qui était encore pire. On nous avait fait défense de le saluer et de lui adresser la parole. Dès que la guerre apparut inévitable, tout changea. L'instituteur pouvait téléphoner deux ou trois fois par jour à Brioude où l'on recevait quelques informations. On allait donc souvent à la mairie et l'on donnait à l'instituteur des poignées de mains de plus en plus cordiales. Les nouvelles étaient vagues, mais on diffusait des informations rassurantes. Notre armée était parfaitement prête et entraînée, notre canon de 75 était très supérieur au 77 allemand, l'immense armée russe allait envahir l'Allemagne par l'est. Ce serait le rouleau compresseur qui terminerait une guerre victorieuse en quelques semaines. Le mysticisme fit son apparition. Des religieuses avaient vu, une nuit, une étoile se colorer de bleu, blanc rouge et se parer d'une banderole où elles avaient lu : Dieu protège la France. C'était un phénomène universel ; Du côté allemand, les chefs proclamaient aussi: Gott mit uns c’est-à-dire : Dieu est avec nous. On cherchait aussi dans les prédictions de Nostradamus et autres devins des textes qui nous assuraient la victoire. Mais, parallèlement se développait une autre psychose : l'espionnite. Depuis des années, le journal l'Action Française dénonçait chaque jour la présence d'espions allemands partout en place pour saboter le potentiel industriel français en cas de guerre et perturber la mobilisation. On s'imagina que le pont de Chilhac avait une valeur stratégique et l'on organisa sa garde la nuit. C'est ainsi qu'avec Jacques nous passâmes pendant plusieurs nuits quelques heures à nous promener sur le pont. Cette petite fièvre heureusement ne dura pas. Courant août, Jacques reçut sa feuille de mobilisation. Il avait 20 ans. Il était affecté au 1er régiment d'artillerie de montagne à Grenoble. C'était un très beau régiment. Il était doté du canon de 65 de montagne, créé pour la guerre en montagne. Il n'était pas tracté, mais porté. Le canon se démontait en trois parties : le tube, l'affût et les roues. Chacune des trois charges, pesant environ cent cinquante kilos, était arrimée sur un fort mulet. Trois autres mulets, par pièce, portaient les coffres à munitions. Les hommes allaient à pied, conduisant les mulets. On allait ainsi effectuer des tirs dans les Alpes, jusqu'à 2500 mètres d'altitude. Le poids des charges nécessitait des hommes forts ; aussi, dans le régiment, personne ne mesurait moins de 1 m 80 et il y avait une majorité de malabars. Jacques nous racontera que certains se faisaient charger sur les épaules un canon entier, soit quatre cent cinquante kilos et faisaient ainsi quelques pas dans la cour du quartier. Jacques est allé voir les Boccart qui habitent Grenoble. Pendant les mois d'instruction, avant son départ au front, il sera reçu très gentiment dans cette famille suisse. A Chilhac, on suit les opérations avec passion et inquiétude : Après quelques escarmouches en Lorraine où les troupes de couverture françaises, troupes d'élite, ont pénétré en Allemagne, des contre-attaques allemandes les ont ramenées à la frontière. Puis, c'est l'invasion de la Belgique par le gros des forces allemandes. La Belgique avait sa neutralité garantie par un pacte signé par tous les pays riverains, y compris l'Allemagne. Celle-ci traitant le pacte de chiffon de papier par la bouche de son chancelier Von Bethmann-Hollweg, lança ses meilleures troupes à travers la Belgique pour prendre les armées françaises à revers. Le commandement français envoya rapidement une armée en Belgique pour s'opposer à l'avance allemande, mais, ce déplacement précipité, insuffisamment organisé pour être efficace ne put arrêter l'envahisseur. Après la prise de Liège, l'armée allemande bouscula à Charleroi les troupes françaises et les quelques troupes belges qui combattaient encore sous les ordres de leur roi Albert 1er. Pendant près de quinze jours, Joffre manoeuvra en repli, attendant les conditions favorables à un coup d'arrêt. Pour comprendre la bataille de la Marne qui, fut une des plus grandes batailles de l'Histoire et la dernière de la Grande Guerre qui fit appel à la haute stratégie, il faut se représenter la position et la marche des armées en présence. A partir d'un axe solidement établi à l'est d'une ligne Nancy-Verdun, tenu par les armées du Kronprinz, quatre armées allemandes s'échelonnent vers le nord jusqu'à la frontière belge. Ces armées doivent dessiner un vaste mouvement enveloppant destiné à tourner les armées françaises à l'ouest et, fonçant vers le sud, prendre Paris puis, d'un rapide mouvement vers l'est, prendre les armées françaises à revers. Le rôle essentiel dans cette manoeuvre incombait à l'armée Von Kluck qui, à l'extrémité de l'aile enveloppante, devait, par la rapidité de son avance réaliser l'encerclement. Au cours de cette immense manoeuvre, Von Kluck modifia son plan avec l'accord du maréchal de Moltke, chef d'état-major général allemand contrairement à ce qui a été dit ensuite au sujet de cette initiative. Abandonnant momentanément sa marche sur Paris, il infléchit son attaque vers l'est, offrant un flan vulnérable à l'aile gauche du dispositif français : l'armée Maunoury. C'était le moment, pour Joffre, de reprendre l'initiative des opérations. Il lança l'armée Maunoury à la charnière entre l'armée Von Kluck et l'armée Von Bülow. En même temps, le général Foch qui commandait une armée de réserve, fit mouvement vers l'ouest pour renforcer l'attaque Maunoury tandis que tous les taxis de Paris étaient réquisitionnés pour acheminer au front la garnison de Paris. La charnière allemande ayant sauté, il ne restait à Von Kluck qu'à battre en retraite pour éviter l'encerclement et la destruction et, à tout le dispositif allemand, à se replier aussi pour éviter d'être tourné par l'avance française. Ce repli se fit sur une profondeur de soixante à cent kilomètres, de la Marne à l'Aisne. C'est au début de la bataille de la Marne, le 5 septembre 1914, que fut tué Charles Péguy. Il faut savoir que pendant les premières semaines de la guerre où les combats se faisaient à l'arme blanche, c’est-à-dire à la baïonnette, les jeunes officiers mettaient leurs gants blancs pour partir à l'attaque ... pour le panache ! Les Allemands, mieux dotés que nous en mitrailleuses, firent un affreux massacre. Mais, l'armée allemande ayant perdu l'initiative victorieuse des opérations ne pouvait laisser son aile droite toujours menacée. Ce fut la course à la mer ; cette aile droite, remontant vers le nord, souhaitait s'embarquer de Calais d'où l'armée allemande pouvait menacer l'Angleterre ou, tout au moins, gêner l'arrivée des renforts anglais. Les Français, aidés par la petite armée du maréchal French, obligèrent les Allemands à remonter plus au nord, en Belgique, où ils atteignirent la mer. La guerre de mouvement était terminée. Les deux adversaires creusèrent des tranchées et s'enterrèrent sur un front continu de la Belgique à l'Alsace. Cette situation allait durer quatre ans. On allait monter de part et d'autre des offensives dotées de moyens matériels et de puissance de feu de plus en plus énormes pour tenter de faire une percée. Ces offensives comptaient des milliers de morts pour aboutir à la prise de trois ou quatre kilomètres de tranchées. Vers la fin du mois de septembre, nous revînmes à Lyon, maman et moi. J'avais passé en juin mes examens de première année de droit. La rentrée universitaire pour ma deuxième année ne se faisait que début novembre : je cherchai à me rendre utile. Les blessés arrivaient du front par trains entiers ; les hôpitaux manquaient de bras ; j'allais offrir mes services à l'hôpital installé dans l'Ecole de Santé militaire, avenue Berthelot. Il y avait huit cents lits et un effectif de médecins et de chirurgiens très insuffisant. Quelques jeunes étudiants en médecine les secondaient. J'y retrouvai un camarade de Faculté, Michel qui me prit avec lui dans la salle de pansements et me montra ce qu'il fallait faire pour telle ou telle blessure. Je fis ainsi sans arrêt des pansements et acquis, je crois, une certaine maîtrise. J'en arrivai même à faire un peu de petite chirurgie que m'avait montrée Michel pour certaines formes de plaies. Le plus dur était l'arrivée des trains. Ils mettaient une moyenne de trois jours pour venir du front ; les blessés, sans soins pendant ces trois jours, arrivaient dans un état affreux. Des pansements maculés cachaient d'horribles plaies pleines de pus et répandaient une odeur intolérable. Il fallait avoir le coeur bien accroché pour nettoyer tout ça mais, lorsqu'on les avait débarbouillés et qu'on les couchait dans un lit avec un pansement neuf, on avait l'impression de les avoir tiré de l'enfer. A la reprise des cours à la Faculté, je continuais l'hôpital. Il y avait en moyenne deux heures de cours par jour seulement ; cela me laissait assez de temps. Au début de février 1915, je reçus à mon tour ma feuille de mobilisation. J'étais affecté au 5ème régiment d'artillerie lourde à Valence. L'armée française était terriblement pauvre en artillerie lourde. Deux canons de 155 étaient à l'étude, l'un chez Schneider, l'autre aux Aciéries de la marine ; ils ne devaient sortir que dans plusieurs mois. Pour l'instant, mon régiment possédait quelques vieux canons de 90, des 120 longs et 155 longs Debeuge. Aucun de ces canons ne possédait de frein hydraulique. Il fallait donc remettre le canon en batterie et refaire le pointage après chaque coup. On avait simplement trouvé, pour accélérer un peu le tir qui naturellement était très long, de mettre derrière les roues des plans inclinés. Au moment du tir, le recul faisait monter le canon sur ces plans; la pente le ramenait à . position par gravitation, mais ce retour en batterie était approximatif et il fallait toujours refaire le pointage. Il y avait bien, conçu par le colonel Rimailho, un canon d'avant garde de 155 qui avait fait beaucoup parler de lui en raison de son avance technique sur tous les matériels existants. Mais on l'avait jugé trop sophistiqué et trop fragile pour en faire le matériel de campagne de l'armée française. Un exemplaire figurait dans le parc du régiment. Le quartier Latour-Maubourg où nous logions était constitué de bâtiments très vétustes, mal entretenus et sans confort. Les chambrées de trente-deux lits avec planches à paquetage et râteliers d'armes étaient classiques mais très sales. Lorsque la chaleur commença à la fin du printemps, les punaises devinrent intolérables. Lorsqu'on prenait le châssis de son lit et qu'on frappait le sol pour les faire tomber, on en écrasait une vingtaine à chaque coup. Les murs en étaient infestés, elles y avaient fait des galeries sous le plâtre et elles étaient indélogeables. Il n'y avait ni réfectoire, ni coin où se tenir; on disposait d'une gamelle, d'un quart, d'une cuillère et d'une fourchette. On allait aux cuisines lorsque retentissait la sonnerie de la soupe et l’on se faisait servir individuellement par les cuistots qui mettaient dans la gamelle soupe viande bouillie, ragoût de pommes de terre ou fayots. S'il y avait un dessert, fromage ou cuillerée de confiture, on le mettait sur le couvercle de la gamelle. On nous versait du vin dans notre quart à un repas seulement. On allait s'asseoir par terre dans la cour, le dos contre le mur ou contre un arbre pour manger son rata. S'il pleuvait, on montait dans la chambrée et l'on s'asseyait sur son lit. Il y avait dans la cour quelques robinets d'eau froide pour laver sa gamelle. Celle-ci était toujours grasse puisqu'on n'avait pas d'eau chaude. Les lavabos et les tinettes étaient dans un bâtiment séparé. A la sonnerie du réveil, on se précipitait dans les escaliers avec sa serviette et son morceau de savon pour avoir un robinet. Le rassemblement était sonné peu de temps après. Si l'on ne se précipitait pas, on ne pouvait pas se laver. Tous les quinze jours, on passait aux douches, allumées pour la circonstance. Je retrouvais quelques Lyonnais: Jean de Brabant et Carnet. Il y avait aussi des Savoyards puis un fort contingent des gars de l'Aude et des Pyrénées-Orientales, et enfin un bon nombre de gars du Nord qu'on ne voulait pas laisser près des lignes de feu. Les accents rocailleux des méditerranéens et un peu étrangers des Chtimis formaient un singulier mélange. Toutes les tenues réglementaires avaient été données aux unités qui partaient au front. On avait fait hâtivement confectionner des tenues avec tous les tissus qu'on avait pu réquisitionner. Je ne fus quand même pas trop mal loti: si je touchais une veste de velours vert foncé avec de petites fleurs roses, j'eus droit à une culotte de cheval réglementaire et à un manteau d'artilleur à pèlerine, le tout un peu fatigué mais encore mettable ; une paire de houseaux très culottés et un képi non moins culotté complétaient mon équipement. Le paquetage comprenait en outre un treillis, un peu de linge de corps innommable, un morceau de savon, un étui avec quatre aiguilles et un peu de fil. On touchait aussi un sabre et un étui-revolver sans revolver. L'instruction commença immédiatement. L'emploi du temps était à peu près celui-ci : Le matin, trois heures de chasse à cheval, un quart d'heure de repos puis une heure de chasse à pied et maniement d'arme ; pour celui-ci, on nous donnait un mousqueton ; soupe vers onze heures trente. A treize heures, instruction d'artillerie commençant par le canon de 90 puis instruction variée : hippologie, hygiène, service en campagne ; puis deux heures de pansage des chevaux et enfin soupe. Quand on n'était pas de corvée, on pouvait sortir de six heures à neuf heures. Les classes à cheval nous initient au vocabulaire imagé des sous-off'. Les selles d'arme ont été emmenées par ceux qui sont partis au front. On a fait confectionner des selles très mal conçues : le cuir tendu sur les armatures métalliques du pommeau et du troussequin est mal ajusté; il se plisse quand on est en selle et l'on se blesse douloureusement. Lorsqu'on descend de cheval, la selle est tachée de sang. Le soir, à la nuit tombée, on va aux abreuvoirs et l’on se trempe les fesses dans l'eau froide. Je me suis inscrit au peloton des élèves sous-officiers; on fait moins de corvées et plus d'exercices. Il y a beaucoup d'émulation. Chacun veut briller ; aussi, assez vite, le peloton prend une assez fière allure. Quand on rentre au polygone du quartier, c'est à qui relèvera le mieux le menton et tendra le mieux le jarret. Après quelques semaines, on présente le régiment au colonel qui est une divinité lointaine qu'on ne voit presque jamais. Pour une présentation à 10 heures, le réveil est à 5 heures. Chaque échelon de la hiérarchie veut prendre sa marge de sécurité. Pour la présentation à cheval, il faut faire des damiers sur la croupe des chevaux avec un peigne et de l'eau sucrée, et il faut passer de la graisse sur les sabots des chevaux. Je me risque à dire au sous-off qu'on n'a pas de graisse. Je m'attire cette fière réponse : Prenez de la merde ! Au bout de trois mois : surprise ! Les cinq premiers du peloton sont nommés brigadiers : j'en suis. On nous affecte à chacun une pièce où sont cantonnés de vieux réservistes rappelés mais plus ou moins inaptes au front. Comme le peloton continue pour nous comme pour les autres, notre seul travail de brigadier sera de faire la paye de nos réservistes tous les dix jours : dix sous pour les non-fumeurs, sept sous et un paquet de tabac pour les autres. Tous sont pour le paquet de tabac; avec sept sous, on ne va pas loin : un verre et un café à la cantine. Le Parlement a voté un moratoire pour les sociétés industrielles dont la guerre perturbe l'activité ; beaucoup en profitent. Je sais que le budget de maman, déjà modeste, est écorné par le non-paiement de certains coupons. Je n'ose donc rien demander. Je sors très peu le soir. Je lave mon linge, je recouds mes boutons, j'astique mon sabre et mes éperons. Maman, néanmoins, fait de son mieux ; quand elle m'envoie un peu d'argent, on va manger un soir au restaurant. Il y en a pas mal et très bon marché. Pour un franc, on fait un repas assez copieux. Ces restaurants travaillent beaucoup car, outre les deux régiments d'artillerie basés à Valence, le 6ème de campagne et le 5ème lourd, on a replié deux régiments d'artillerie des régions occupées. Quelques semaines après mon incorporation, Jacques est parti au front. Dans la guerre de tranchée qui s'est installée depuis la Marne, le canon de montagne de 65 n'a pas une très grande utilité. On a, par contre, mis au point aussi bien côté français qu'allemand de nouveaux matériels pour la guerre de tranchée : ce sont les crapouillots. On a demandé des volontaires pour les servir, Jacques s'est aussitôt présenté. Il sert donc maintenant ces petits engins constitués par un tube monté sur un affût léger que deux hommes manoeuvrent et déplacent facilement. On introduit un chargeur par la culasse. La munition est un petit obus avec des ailettes et une queue. On introduit la queue seulement dans le tube par la bouche, un cadran des distances permet de donner au tube l'inclinaison voulue. Ces petits engins portent jusqu'à sept cents à huit cents mètres. Le tir se fait sous de très grands angles, de l'ordre de 60°, ainsi l'obus tombe presque à la verticale et atteint l'ennemi même abrité dans une tranchée. Pendant toute la guerre, on développera ces matériels jusqu'à des engins lançant des bombes à ailettes de vingt centimètres de diamètre, pesant plus de cinquante kilos. Comme leur portée est faible, on les installe dans les tranchées de la première ligne. Au mois de juin, c'est le drame. Nous allions partir aux écoles à feu pour faire des tirs réels. Maman vient me voir pour me faire lire une lettre de Jacques. Il écrit d'un petit hôpital de campagne ; il a été blessé par des éclats d'obus, il est bien soigné, il espère être vite sur pied. Malgré l'émotion, nous ne nous laissons pas aller au pessimisme. Il a écrit lui-même, il a un moral parfait. Quelques jours plus tard, après le dîner, mon camarade Martin Raget qui faisait son droit avec moi et qui avait été incorporé en même temps que moi me demande de sortir un instant. Il me prend par le bras et me dit : Mon pauvre vieux, ton frère est mort. Ta mère a fait téléphoner au camp pour que je t'annonce la nouvelle. Un peu après, mon capitaine est venu me voir dans la chambrée. Il me dit : Je vous ai établi une permission de 48 heures; il faut aller près de votre mère. Vous partirez demain matin au premier train. Je passe la nuit ratatinée sur mon lit, pleurant comme un gosse. Jacques était tout pour moi : une amitié totale, sans borne nous unissait. Le lendemain, j'arrivais rue d'Oran, le coeur serré. Comment ma pauvre maman supporterait le coup ? A peine entrée, elle se jette dans mes bras en sanglotant, la poitrine soulevée de spasmes, incapable de rien dire, murmurant seulement d'une voix faible: Mon petit, mon petit. Je ne peux évoquer plus longuement ces deux journées où, effondré moi-même, j'essayais de faire reprendre un peu courage à une femme écrasée par la douleur et le désespoir. Je rejoignis mon régiment. Quelques semaines plus tard, on annonça l'arrivée à Marseille d'un bateau amenant une cargaison de chevaux américains et canadiens. Il fallait remonter la cavalerie française éprouvée par dix mois de guerre. Une quarantaine de ces chevaux nous étaient affectés. C’étaient des chevaux sauvages arrivant bruts des troupeaux de l'ouest américain. Comme j'avais de grandes jambes et que je tenais à peu près à cheval, je fus affecté au dressage avec quatre camarades et un officier de carrière bon cavalier. On construisit près du manège une sorte de sas fait de deux rangées de billes de bois espacées d'un mètre cinquante. On faisait entrer le cheval à l'intérieur, on le flattait un peu sur l'encolure et sur la croupe pour juger de son caractère puis on lui mettait la selle sur le dos, ce qui n'allait pas sans réactions plus ou moins vives. On laissait passer l'orage et l’on bouclait la sangle. Pour la bride, il fallait faire très attention : ces chevaux mordent, c'est un de leurs moyens de défense. On faisait alors sortir le cheval du sas et, avec un camarade qui tenait solidement par la bride, on sautait en selle. Les réactions étaient variées. Il y avait, bien entendu, des ruades, des sauts de mouton mais à des degrés différents. Certains, après quelques minutes de manifestations ombrageuses, se calmaient très vite. D'autres réagissaient plus violemment. On montait au manège ceux qui dans le sas avaient paru particulièrement nerveux. La chute, si l'on était désarçonné, présentait moins de danger. On avait d'ailleurs d'instinct réalisé une espèce de roulé-boulé, affiné plus tard par les parachutistes, qui rendaient les chutes inoffensives. Pendant le mois où j'ai fait du dressage, j'ai fait plusieurs chutes assez spectaculaires ; je ne me suis jamais fait le moindre mal. A l'automne, on annonça l'arrivée du matériel qui nous était destiné. C’étaient des canons de 155 Saint-Chamond. On fit l'instruction sur ce matériel à tir rapide, moderne, perfectionné et beaucoup plus facile à servir que le vieux matériel de Bauge. Puis on partit pour le camp de Chambaran où l’on allait expérimenter ce matériel en tirs réels. J'avais eu, depuis la mort de Jacques, deux ou trois permissions de 24 heures. Maman conservait religieusement tout ce qui avait trait à lui : lettre de son lieutenant racontant sa tenue héroïque au front, son mépris du danger, son enthousiasme, ses actions qui lui avaient valu plusieurs citations. Son général, grand ami du colonel Bergot, père de Milène, qui avait su sa mort, avait écrit aussi une lettre très émouvante exaltant l'héroïsme de Jacques. Il avait joint à sa lettre une petite photographie de sa tombe dans le petit cimetière militaire du Schiesrotried. Passant dans la région où Jacques était tombé, il avait fait un détour pour se recueillir sur sa tombe et prendre une photographie pour sa mère. On nous a donné une permission de trois jours. Maintenant que nos canons étaient là, notre départ pour le front ne devait plus tarder beaucoup. Quelques jours après, nous reçûmes nos équipements. Cette fois, c'étaient de vrais équipements militaires. On avait adopté la couleur bleu horizon. Nous fûmes habillés de neuf de pied en cape. Les gaz asphyxiants avaient fait leur apparition ; chaque soldat recevait un masque à gaz. Depuis que les canons de 155 sortaient en grande série, on avait formé plusieurs régiments à partir du 5ème régiment lourd. Celui avec lequel j'allais partir au front portait le numéro 114. Le canon de 155 était tiré par un attelage de six chevaux du type à la Daumont, c’est-à-dire que les chevaux étaient jumelés deux par deux. Un cavalier conducteur montait le cheval de gauche et conduisait deux chevaux ; il possédait pour activer le cheval de droite un petit fouet à manche court tenu au poignet par une dragonne. Le jour du départ, maman était venue m'embrasser au quartier puis elle était allée au quai d'embarquement de la gare de Valence pour nous voir partir. Il faut plusieurs heures pour embarquer matériels, chevaux et hommes sur des plateaux et dans des wagons à bestiaux (40 hommes, 8 chevaux en long). Il fait nuit quand nous démarrons en chantant pour une destination inconnue, bien entendu. Nous roulons 40 heures. Je me suis installé avec mes chevaux. Entre les deux rangs de quatre, des deux côtés du wagon, il y a un espace vide de trois mètres où l'on a mis paille et avoine. Les wagons pour les hommes ont reçu quelques bancs de bois, mais je préfère un peu de paille. Pendant tous les déplacements que nous ferons tout au long du front, j'adopterai cette place. Nous cantonnons dans un village dont j'ai oublié le nom. Il y a encore quelques habitants. Nous logeons dans des granges, c'est une chance. Il pleut, le sol est détrempé. Nous restons là cinq ou six jours puis nous montons au front. Nous devons occuper une position qui a déjà été tenue par un autre groupe d'artilleurs. Il faut quand même l'aménager un peu et notamment, sur les emplacements des pièces, faire en sorte que les roues ne s'enfoncent pas dans le sol gorgé d'eau. On trouve quelques rondins et des branchages sur lesquels les roues tiendront mieux. On a formé l'échelon qui comprend les voitures de ravitaillement, l'ambulance, les cuisines roulantes, la forge à deux kilomètres en arrière. Je dois y retourner puisque mon rôle de brigadier consiste à ravitailler la batterie à partir de cet échelon, en munitions surtout. Je ferai donc toutes les nuits un voyage d'obus vers la batterie. Lorsque nous quittons celle-ci, une salve d'obus s'abat sur elle. C'est notre baptême du feu. Il est malheureusement sévère. Un obus et tombé sur une pièce et a tué trois servants dont mon camarade Alliès, un marseillais bon vivant avec lequel j'avais sympathisé à Valence. Pendant plus d'un mois, on va mener une vie monotone avec des duels d'artillerie, mais il ne se passe rien sinon quelques escarmouches ou des tentatives de coups de main sur une tranchée de première ligne. À l’échelon, on soigne les chevaux qui sont à la corde dans la boue; on essaie d'améliorer le cantonnement constitué par quelques abris construits par des prédécesseurs. La paille qu'on a mise est pourrie et pleine de vermine. On a de la boue jusqu'aux chevilles ; les vêtements gorgés d'humidité ne sèchent jamais ; les selles, les harnachements sont pleins de boue. Un jour, je mène boire mon cheval dans une rivière voisine; je suis monté dessus ; il glisse des pieds de devant sur une berge argileuse et nous voilà tous les deux dans l'eau. On en sort sans trop de difficultés mais je suis trempé. Naturellement on n'a rien pour se changer. Deux jours après, je claque des dents avec 40° de fièvre. J'ai le ventre enflé et douloureux. Le toubib diagnostique un ictère infectieux. Il me fait évacuer sur un hôpital de campagne à Estrées-Saint-Denis. Nous sommes une quarantaine sous une grande tente : malades, blessés, gazés. Je suis à la diète avec un peu de lait et d'eau. Mon foie est énorme et douloureux. Au bout de quelques jours, une débâcle de quarante-huit heures me débarrassa de cette accumulation de bile. On recommence à m'alimenter un peu et quand ça va à peu près, on m'envoie pour huit jours en convalescence. Je retrouve maman très courageuse : elle s'est engagée comme infirmière dans un hôpital à Fourvière. Soigner les blessés la sort de sa grande douleur. A mon retour au front, mon unité s'est déplacée. Les gares régulatrices sont bien régulièrement informées de ces déplacements mais, parfois, avec un peu de retard. Ce n'est qu'après trois jours de recherches que je la retrouve. Il y a eu pendant mon absence quelques blessés. Elle est au repos dans la région de Montdidier. Pendant plusieurs mois, nous allons faire des interventions tout le long de la ligne de feu entre Bapaume au nord et Soissons au sud. Notre régiment fait partie des éléments non endivisionnés. Chaque division est dotée de son artillerie propre et constituée presque exclusivement de canons de campagne 75. Lorsqu'elle est engagée dans une action, elle peut recevoir une artillerie d'appoint notamment en artillerie lourde pour la durée de sa mission. Ce sont les éléments non endivisionné qui constituent cet appoint. C'est comme cela que nous allons être déplacés vers tous les coins où il va se passer une action offensive. C'est à ce moment que nous avons fait connaissance avec les gaz qui ont fait de si terribles ravages. Au début, les Allemands les envoyaient à l'aide de grandes bonbonnes d'acier sous pression. Il fallait que les vents soufflent dans le bon sens, sans cela, ils se seraient asphyxiés eux-mêmes. Lorsque le vent soufflait vers les tranchées françaises, ils ouvraient les robinets et l'on voyait arriver le nuage. Le jour, on avait le temps de mettre les masques, mais, de nuit, on pouvait être surpris. Les masques de l'époque étaient constitués par des épaisseurs de gaze hydrophile imbibées d'un liquide protecteur. Ils formaient un gros tampon qu'on appliquait sur la bouche et les narines et qu'on attachait derrière tête avec un élastique. Au repos, c'était supportable, mais quand il fallait travailler, c'était très pénible ; on respirait difficilement. Plusieurs fois nous avons eu les gaz pendant que nous transportions des obus, des chariots aux canons. Nos obus pesaient quarante-deux kilos. Faire seulement quelques dizaines de mètres avec un obus sur l'épaule et le masque sur la figure était exténuant. Mais ce fut bien pire quand les Allemands commencèrent à utiliser le gaz ypérite (son nom vient de ce qu'il a été utilisé pour la première fois à Ypres) dont les effets étaient terribles. Comme il était plus lourd que les premiers gaz, il ne pouvait être envoyé en nappes poussées par le vent. Il était envoyé par obus. Ces obus, remplis d'ypérite avec une petite charge d'explosif suffisante pour faire exploser l'obus, répandaient le gaz sur les zones à neutraliser. J'ai vu à l'hôpital des gazés mourir dans des crises atroces ressemblant à des crises de delirium tremens. On remplaça nos premiers masques insuffisants par des masques plus perfectionnés ; une partie en caoutchouc se moulait sur le visage et supportait un groin métallique dans lequel était logée une capsule filtrante. Ils étaient beaucoup plus efficaces et l'on respirait un peu mieux. Mais les gaz avaient des effets secondaires redoutables : là où des nappes de gaz avaient séjourné, la végétation en restait imprégnée. Plusieurs camarades voulant se soulager le long d'une broussaille avaient, en s'accroupissant, touché de brindilles ou des herbes ; ils eurent de graves brûlures aux fesses et aux testicules. Il faut dire aussi un mot des barbelés qui jouèrent un si grand rôle dans la guerre de tranchée. On installait des réseaux de fil de fer barbelé en avant des tranchées ; c'était une excellente protection contre une attaque surprise. Au début, on plantait des piquets de bois avec une masse et l’on tendait les barbelés. Mais cela faisait du bruit et, bien qu'on ne travaillât que de nuit, les mitrailleuses allemandes entraient immédiatement en action. On nous dota donc de grands piquets métalliques tordus en tire-bouchon que l'on posait sans bruit en les vissant dans la terre. On ménageait des chicanes dans le réseau pour que les fantassins puissent passer lorsqu'on attaquait. Les Allemands faisant comme nous, les barbelés allemands constituaient un obstacle insurmontable pour les fantassins attaquants. Les artilleurs eurent des munitions spéciales pour détruire ces obstacles. On nous dota d'obus en acier, munis de fusées instantanées. Ils éclataient au premier contact du sol, formant des gerbes latérales de milliers d'éclats rasants qui pulvérisaient les barbelés. A l'automne 1916, nous participerons pendant une période assez longue à l'offensive de grande envergure lancée en direction de Péronne. Le va-et-vient à l'arrière des lignes est alors intense pour nourrir une action de cette importance. Avec la pluie et les charrois, tout est transformé en un énorme bourbier où l'on enfonce maintenant jusqu'à mi-mollet. Les pans des manteaux traînent dans la boue et les manteaux sont transformés, jusqu'à la ceinture, en une espèce de carcan rigide où l'étoffe et la couleur disparaissent. Les chevaux sont comme les hommes. Les abris où l'on dort sont envahis de boue. On ne peut se déshabiller, se laver ; on est couverts de vermine. On ne peut guère lire ou écrire et cet enlisement dans une vie de bête sauvage est très pénible aussi bien physiquement que moralement. Depuis huit mois, le gros de l'effort allemand s'est porté sur Verdun. C'est le Kronprinz qui commande le groupe d'armées qui doit prendre la ville. Les défenses françaises et un héroïsme de tous les jours ont fait échouer cette entreprise au prix de 300 000 morts du côté français. Je n'y ai pas participé. Il faut rappeler parce qu'on l'a trop oublié ou parce que certains clans veulent le cacher que Pétain commandait en chef à Verdun et qu'il porte la gloire d'avoir gagné la plus grande bataille de la guerre. En décembre 1916, les Anglais qui sont au nord de nous ont lancé les premiers chars. On en parle beaucoup. On pense que c'est une arme décisive. Je ne les ai pas vus à ce moment. Leur efficacité déçoit un peu car ils sont très vulnérables avec leurs bandes de roulement qui remontent par-dessus le toit du char. Les tirs ennemis bloquent les chenilles. On nous envoie au repos à quelques kilomètres d'Amiens dans un village à peu près intact où des granges abritent encore de la paille fraîche. C'est vie de château. Le froid est déjà vif, on pourra s'enfouir dans la paille. Mais il faut d'abord se nettoyer: on n'a pas ouvert nos vêtements depuis plusieurs semaines. Avec l'humidité et la sueur, le linge de corps est pourri. On l'enlève par lambeaux ; puis il faut frotter le corps au savon et à la brosse pour enlever la crasse accumulée. Les lainages sont pleins de poux ; on les nettoie de son mieux ainsi que les vêtements couverts de boue. On nettoie aussi les chevaux et les harnachements qui en ont grand besoin : cela occupe plusieurs jours. On va promener les chevaux dans les grandes plaines avoisinantes. Il y a du gibier : on fait l'expérience de chasser le lièvre à courre. On y parvient très bien ; le lièvre poursuivi par les chevaux s'affole, court à droite, à gauche et s'épuise assez vite. J'ai eu ma première permission. Tante Valentine est morte. Grand-mère est allée s'installer dans son appartement de Brioude, place du Postel. Maman est allée lui tenir compagnie pour les mois d'hiver. Je prends do ma permission pour Brioude. Mais, je ne connais pas Paris et je désire beaucoup connaître la capitale. Les trains de permissionnaires l'évitent, mais je me débrouille pour prendre un train civil et je passe un jour à Paris. Pour ne rien perdre, je pars à pied et, pendant tout le jour, j'arpente la ville. Je ne sais combien de kilomètres, j'ai pu faire, mais, le soir, j'avais le sentiment d'avoir vu le maximum de choses. Je reprenais un train pour Brioude où passais ma permission. Au retour, je retrouve ma batterie en position. C'est l'hiver, il fait très froid, la boue s'est durcie ; on occupe d'anciennes tranchées où l'on s’est battu quelques mois avant. Les nuits sont très dures. Le thermomètre descend à -20°. On doit battre la semelle toute la nuit pour ne pas mourir de froid. Le vin, le café, le pain sont gelés. C'est tout un travail le matin pour les faire dégeler. Mais le secteur est calme, il y a seulement quelques tirs de harcèlement. On nous descend vers Soissons qui est à moitié détruite. Nous cantonnons dans un faubourg où il n'y a plus une maison debout. Quelques caves tiennent le coup. On s'y installe béatement, mais lorsque le soir, roulé au sec dans sa couverture, on rêve de passer une nuit reposante, la sarabande des rats commence. Il y en a des dizaines, gros comme de petits lapins. Ils vous courent dessus. Il est impossible de dormir. On nous fait remonter vers le nord, dans la région de Roye et l’on nous annonce que nous devons nous préparer à une longue étape. Le maréchal Hindenburg, obligé de ménager ses effectifs, a décidé de raccourcir ses lignes sur tout le front d'Arras à Soissons en ramenant ses troupes à une centaine de kilomètres en arrière. L'opération a été menée de main de maître car rien n'a transpiré. Les positions nouvelles avaient été soigneusement préparées à l'avance. Les Allemands se retrouvaient très solidement établis. Les services de renseignements français, aussi étonnant que cela puisse paraître, n'avaient rien su. C'était dommage. Si on avait déclenché une offensive au moment où les Allemands déménageaient, on aurait eu une chance de percer le front. Mais, ce sont les patrouilles françaises qui, ne trouvant rien en face d'elles s'aperçurent que les troupes ennemies s'étaient retirées. On nous lança à leur poursuite. Toute une armée se portant en avant avec une préparation logistique improvisée, cela créa des embouteillages épouvantables. Les Allemands avaient miné et fait sauter tous les ponts et tous les carrefours. Ceux-ci étaient remplacés par d'énormes entonnoirs. Le mouvement dura six jours pendant lesquels aucune étape n'était prévue. On avançait quand on pouvait. On s'endormait à cheval ; alors on mettait pied-à-terre. Mais, on s'endormait en marchant et l'on butait sur le véhicule qui nous précédait. Au bout de deux ou trois jours, la fatigue était extrême. C'est là qu'on s'aperçut que l'homme était beaucoup plus résistant que les animaux. Aucun homme ne flancha, mais nous perdîmes près de la moitié de nos chevaux. Rien n'annonçait leur mort ; ils n'avaient pas le temps de maigrir ni de donner des signes manifestes d'épuisement. Ils s'abattaient ; on essayait de les faire se relever, mais en vain. Ils crevaient en quelques minutes. On les déharnachait, on les tirait au bord de la route et l’on reformait les attelages comme on pouvait. On était parti avec six chevaux à chaque canon, on arriva avec quatre et quelquefois deux chevaux seulement au bout de ces six jours. Nous étions arrivés en vue de Saint-Quentin dont on apercevait la cathédrale dominant la plaine. On mit en batterie dans un chemin creux non loin de la route menant à Saint-Quentin. Et l'on établit l'échelon dans une carrière un peu en arrière. Espérant que les Allemands n'étaient peut-être pas complètement installés sur leurs nouvelles positions, le commandement monta rapidement une attaque sur le front de Saint-Quentin. Nous tirâmes pendant deux jours sur les positions allemandes puis l'infanterie partit à l'assaut. Ce fut une hécatombe : les deux régiments devant nous eurent près de 400 tués. On les ramena et on les enterra dans une tranchée que l'on creusa un peu en arrière de la batterie. Le calme revint et, pendant quelques jours, il n'y eut que des tirs intermittents. Mais, du sommet de la cathédrale, les observateurs allemands veillaient. Dès qu'un convoi s'aventurait sur une route non défilée, une rafale d'obus s'abattait sur lui. C'est ce qui arriva à mon très bon camarade Mallet qui conduisait un convoi d'obus à la batterie avant que la nuit ne soit tombée. Un obus tomba en plein sur les voitures. Lui fut très grièvement blessé : il resta infirme. Un homme fut tué, un autre blessé et quatre chevaux furent tués. La carrière où nous cantonnions était de calcaire blanc tendre. J'essayai de le travailler au couteau. Je taillai ainsi pendant les quinze jours où nous restâmes une demi-douzaine de petites statuettes. Ce repli allemand laissait le commandement sans information sur les nouvelles positions allemandes. On concentra donc sur ce nouveau front une grande partie des ballons d'observation qu'on appelait saucisse. J'en dénombrai dix-sept depuis la batterie. Ces saucisses gonflées à l'hydrogène comportaient une nacelle où prenait place l'aérostier observateur. Il était muni d'un instrument optique à fort grossissement : jumelles ou binoculaire. La saucisse était rattachée, par un câble métallique de 2500 mètres, à un camion au moyen d'un treuil ; un moteur la montait ou la descendait. Le camion se déplaçait sur les routes et déplaçait ainsi la saucisse. Un téléphone permettait de transmettre au camion toutes les observations. Le commandement allemand avait établi à peu près le même dispositif et l'on apercevait, au-delà de leurs lignes, la rangée de leurs ballons d'observation. Des deux côtés, on s'efforçait de gêner ces observations. Les avions de chasse les prirent pour cible. Ils arrivaient en piqué et mitraillaient presque à bout portant cette cible facile avec des balles incendiaires qui enflammaient l'hydrogène. La saucisse descendait en torche entraîna souvent le malheureux aérostier. Celui-ci était bien muni d'un parachute, mais il n'avait pas toujours le temps de l'ouvrir. Les chasseurs choisissaient un moment où il y avait quelques nuages dans le ciel. Ils faisaient une approche au-dessus des nuages et fonçaient sans avoir été vus. Deux fois au-dessus de ma tête, alors que l'aérostier avait réussi sauter en parachute, le chasseur allemand est revenu le mitrailler. Il y eut une véritable hécatombe, mais nos chasseurs n'étaient pas en reste. Certains s'étaient spécialisés dans ces attaques. C'est ainsi que l'un d'eux eut un jour les honneurs du communiqué à l'occasion de la destruction de son dix-huitième ballon d'observation allemand. C'était un prêtre qui s'appelait Bastide. Les combats aériens aussi se multipliaient. Le commandement utilisait de vieux Farman pour survoler les lignes ennemies à basse altitude et recueillir rapidement des observations sur un secteur assez étendu. Certains étaient déjà dotés d'appareils de photographie aérienne. Mais ces avions étaient très vulnérables. Ils possédaient une mitrailleuse, mais, volant lentement, ils étaient une proie facile pour les chasseurs. Combien de fois avons-nous vu de petits Fokker foncer sur leur proie et l'abattre en une rafale de mitrailleuse, L'une de ces pauvres cages à poules tomba un jour à quelques mètres de moi tandis que je suivais le déroulement de ce drame. Pour limiter les dégâts, la chasse française fut invitée à assurer la protection des avions d'observation. On vit alors les petits Spad et Mienport patrouiller dans le ciel pour interdire l'approche des Fokker. Mais les pilotes de chasse ont des âmes de chevaliers. Ils n'hésitaient pas à attaquer le chasseur ennemi et l'on assistait à des duels fantastiques de ces petits avions qui, déployant toutes les figures de l'acrobatie aérienne, essayaient de prendre l'adversaire dans le collimateur pour lui envoyer la rafale fatale. On commençait à voir apparaître dans les communiqués officiels les non des héros des escadrilles célèbres notamment celle des Cigognes : Guynemer compta bientôt plus de cinquante avions allemands abattus ; Fonck atteignit soixante-quinze victoires. En face, il y avait aussi de grands as : on attribuait deux cents victoires à Von Richthofen, mais on précisait que le décompte n'était pas fait de la même façon. Côté français, on ne comptait que l'avion vu tombé en flammes ; côté allemand on comptait aussi tout avion qui rompait le combat et paraissait touché : critères bien différents. Les as de la chasse formaient figure de paladins : on se battait à mort, mais on s'estimait. Lorsque Gyunemer fut abattu dans le Nord, les chasseurs allemands vinrent jeter une gerbe de fleurs à l'endroit où il était tombé. Les as français firent certainement de même pour leurs ennemis malheureux. C'était une race noble, d'une virtuosité et d'une bravoure exceptionnelles. On nous fit alors descendre dans le secteur du Chemin des Dames où avait été lancée une grande offensive à l'initiative du général Nivelle qui avait remplacé le général Joffre. Nous étions là, en réserve, pour le cas où l’on aurait réussi la percée. Nous ne montâmes pas en ligne. L'offensive fut un échec. Plusieurs dizaines de milliers de morts pour quelques kilomètres de tranchées. Ce sont sans doute les opérations de ce genre qui ont sapé le moral de l'Armée. Alors commencèrent les mutilations volontaires pour se faire évacuer et réformer et surtout les mutineries qui prirent des dimensions inquiétantes. Des bataillons entiers abandonnaient les lignes. La répression fut sévère. On fusillait les mutins sans hésitation. C'est Pétain qui, remplaçant Nivelle à la tête des Armées, entreprit une action psychologique dans tous les secteurs contaminés et, en quelques semaines, rétablit la situation. C'est un autre titre à la reconnaissance du pays. J'avais droit à ma permission. Je partis avec mon camarade Thouzcher, lyonnais aussi. Nous nous arrêtâmes à Paris. Nous étions assez crasseux et peu présentables comme tous les permissionnaires. Mais, Thouzcher qui aimait assez épater la galerie décida que nous irions dîner à la brasserie Weber. C'était un grand établissement rue Royale qui a disparu. L'assistance était des plus chics. Le maître d'hôtel nous regarda un instant ; il n'osa pas, quand même, nous prier de sortir. Il nous donna une table et nous fîmes un excellent dîner avec des cristaux et du beau linge de table. Nous allâmes ensuite au Casino de Paris où triomphait Mistinguett. Thouzcher voulut prendre des fauteuils d'orchestre. Nous détonnions, là aussi, terriblement dans une assistance très chic. Mais nous eûmes notre petit succès : Mistinguett descendait volontiers de scène en chantant ses chansons. Nous apercevant, qui faisions tache avec nos vareuses crasseuses, elle s'arrêta et dit : Oh des petits poilus !. Et elle nous embrassa. Nous prîmes un train dans la nuit et débarquâmes à Lyon. J'étais plein de poux et me déshabillai sur le palier. Maman mit toutes mes nippes à bouillir. J'allais acheter une tenue pour être présentable. Thouzcher était le fils du président de la société Lumière. Il me proposa d'aller saluer son père aux usines de Montplaisir. Nous le trouvâmes dans son bureau avec Louis et Auguste Lumière. Nous bavardâmes un moment puis Louis Lumière dit : Nous avons mis au point une nouvelle émulsion couleur : nous allons photographier ces jeunes soldats. C'est ainsi que j'ai ma photo en couleur sur verre, avec ma tenue neuve, tirée par Louis Lumière. Les permissions passent vite. De retour au front, nous restons quelques jours dans le même secteur. Puis on nous annonce que nous allons embarquer pour un long déplacement : deux jours de vivres de route. Nous roulons un jour et une nuit. Nous savons que nous allons vers le nord ; puis au milieu du deuxième jour, nous voyons la mer. Nous sommes dans la région de Boulogne-sur-Mer. Il fait beau. Nous sommes en secteur britannique. De notre wagon à bestiaux, nous voyons les arrières d'une armée anglaise, tous bien alignés, formant une ville avec ses avenues, des tennis. Rien de commun avec les arrières français. Partout les Anglais savent organiser leur confort. Nous continuons et nous débarquons à Dunkerque à la gare maritime. Nous partons immédiatement en direction de la frontière belge. Lorsque nous la traversons, des gosses viennent nous proposer des cigarettes et des cigares. Ils les offrent par cartouches complètes. On est étonné du prix : il n’y a pas de monopole d'Etat et l’on peut s'offrir quatre ou cinq paquets pour le prix d'un! Nous arrivons à Oostvleteren où nous cantonnons. Bien que l'on ne soit pas très loin des lignes, il n'y a aucune trace de guerre. Des soldats belges avec leur bonnet de police à pompon, propre ; déambulent dans les rues en riant ou consomment dans les cafés. Tous les commerces fonctionnent. Le lendemain, nous arrivons au canal de l'Yser. Nous relevons une batterie belge. Le front passe par le canal ; sur la rive droite, les Allemands sont installés. Nous n'allons pas manquer de surprises. Il y a une ferme intacte sur la position. Quand nous y pénétrons, un officier belge nous accueille. Il fait sa toilette; il est en pyjama rose. Il occupe une chambre avec un grand lit, un piano et un ameublement soigné. C'est lui qui a fait installer tout cela. Autour de la ferme et sur de grandes étendues, il y a des cultures florissantes notamment de primeurs. Et nous sommes à moins de deux kilomètres des Allemands! Les fermiers se sont installés un peu à l'arrière mais viennent tous les jours cultiver leurs champs. Pas de trace de guerre. Depuis plus d'un an, la petite armée belge vit sur ce coin de territoire non occupé, mais on ne se bat pas. La ligne d'infanterie, au bord du canal, est portée de voix de la ligne allemande en face. On fait de la musique, on chante des chansons! Un cafetier de Oostvleteren monte chaque Jour en ligne un fût de bière fraîche. Comme nous sommes dans la partie la plus plate et la plus basse de la Belgique, il n'y a pas de tranchées. On trouve l’eau à cinquante centimètres. C'est la zone que les Belges avaient inondée à la fin de 1914 pour arrêter la progression allemande de Belgique vers Dunkerque. Les Belges ont construit un réseau de murs de sacs de terre très bien alignés pour tenir lieu de tranchées. Mais il n'a jamais servi : pas un obus, pas une écornure n'est venue troubler cette belle ordonnance. L'officier belge fait enlever son mobilier et s'en va avec sa batterie. Nous nous installons, non pas pour une villégiature mais pour nous battre. Depuis des mois, mon rôle de brigadier de pièce est bien monotone. J'aspire à autre chose qu'à cette fonction d'intendance. Je le dis à mon lieutenant. Il me propose, pour améliorer les liaisons avec les unités d'infanterie que nous appuyons, de me confier le poste d'agent de liaison et subsidiairement celui d'observateur. Cela me va comme un gant. Je prends ma fonction immédiatement. Comme il n'y a aucune action immédiate à engager, je pars à la recherche d'un observatoire. Le plan directeur au 1/2 000 ème m'indique qu'à peu de distance du canal, il y a une petite bosse avec la cote 2m50. Une protection de sacs de terre en fait un observatoire acceptable. On voit assez bien les lignes allemandes de l'autre côté du canal. Avec les téléphonistes, nous déroulons une ligne de la batterie à cet observatoire. Les régiments français occupent à leur tour les lignes de Belges. Tout cela fait un peu de remue-ménage. Les Allemands s'en sont rendu compte ; ils envoient quelques obus. Nous savons maintenant que l'on monte une opération importante où sont engagés d'assez gros effectifs. On doit franchir le canal de l'Yser et s'emparer de la forêt qu'on aperçoit à quelques kilomètres au-delà de la vaste plaine. Des bruits un peu malveillants circulent. C'est le général Anthoine qui dirige cette opération. Il a de hautes amitiés politiques. On dit qu'il a voulu avoir sa victoire pour obtenir sa quatrième étoile. On met à sa disposition des moyens considérables. Pendant une dizaine de jours, les états-majors mettent au point le détail des opérations, la répartition des objectifs, les plans de feu. Puis commence la préparation d'artillerie. Nous sommes approvisionnés à deux cents coups par pièce. Je passe la plus grande partie de mon temps à l'observatoire. Enfin le bombardement commence. A côté de nous, derrière nous, des centaines de canons tirent. C'est un déluge de feu qui s'abat sur les lignes allemandes sur une profondeur de plusieurs kilomètres. La veille du jour J, dans la nuit, le génie a monté des ponts de bateaux. Au petit jour, l'infanterie passe à l'assaut. Elle progresse sans rencontrer une grosse résistance. Il y quand même quelques mitrailleuses qui n'ont pas été détruites. Lorsque première vague d'assaut atteignit la lisière dans la forêt, je la rejoignis. Je vis quelques dizaines de soldats français tués et davantage de soldats allemands, moins que je ne le pensais. Sous la violence du bombardement, les Allemands avaient dû penser qu'on ne pouvait tenir et ils s'étaient repliés. Les objectifs du premier jour étaient atteints ; la résistance allemande s'organisait. Il fallut une dizaine de jours pour occuper la forêt. Je fais, chaque jour la liaison entre la batterie et les premières lignes, en général avec un ou deux téléphonistes et un peu de fil pour que la liaison téléphonique soit autant que possible assurée. Mais les observateurs allemands veillaient. Dès le deuxième jour, on fut salués par des salves de 77. On passait en rampant d'un trou d'obus à un autre trou d'obus. Chaque trou étant à moitié plein d'eau avec, de temps en temps, un cadavre allemand, la progression était lente et fatigante. Mais cette boue qu l'on maudissait nous a sans doute sauvé la vie. Plusieurs fois des rafales de 77 tombaient si près de moi que j'étais submergé de boue. Si le sol avait été sec et dur, j'aurais sûrement été tué car les éclats ne se seraient pas perdus dans ce sol gorgé d'eau. Mon poste d'agent de liaison comportait parfois des situations pénibles, mais heureusement rares. Un jour que j'étais en ligne avec un lieutenant de chasseurs, un obus français, trop court, tomba devant nous sur une ligne française et blessa un homme. Cela s'était déjà passé une fois la veille ; le lieutenant sortit son revolver et me dit : si ça se renouvelle, je vous descends. Je pus joindre ma batterie au téléphone, mais tellement de batteries tiraient qu'on ne pouvait guère identifier le coupable. Heureusement, cela ne se renouvela pas. Mais, en d'autres attaques, je vis se reproduire cette douloureuse situation. La technique du barrage roulant, qui consistait à synchroniser exactement les tirs de l'artillerie d'accompagnement avec la progression des vagues d'assaut, constituait une protection très efficace pour ces vagues. Mais on n'était pas à l'abri d'un coup court et la synchronisation pouvait être un peu troublée par les aléas du champ de bataille. Un jour, je fis la liaison avec un bataillon de fusilleurs marins qui tenaient les lignes sur la gauche de notre secteur. C'était un coin particulièrement marécageux que les bombardements avaient transformé en une mer de boue. J'avais, comme eux, entouré mes jambes de sacs à terre ficelés avec du fil téléphonique. Je restai près d'eux quelques heures et regagnai ma batterie. Eux restaient là ; ils tenaient les lignes pour quarante-huit heures. Us étaient stoïques et ne râlaient pas. C'était pourtant une épreuve. Un autre jour, j'allais avec mon lieutenant prendre contact avec une batterie d'artillerie de marine à longue portée qui faisait des tirs d'interdiction sur les arrières de l'ennemi : voies ferrées, noeuds de communication. Nous eûmes le spectacle des progrès qu'avait fait l'art du camouflage. Ces canons lourds, faute de relief pouvant les cacher aux vues de l'ennemi, avaient été tout simplement installés dans un pré ; mais les services de camouflage avaient fabriqué une prairie artificielle avec des fibres vertes fixées à un immense treillage métallique. Cette prairie était tendue au-dessus des canons, soutenue par des poteaux de trois mètres de hauteur. Au niveau de la bouche des canons, le treillage était éclipsable pour permettre le tir. Et, pour plus de vraisemblance, on avait fait trois vaches en carton-pâte posées sur le treillage. On les changeait souvent de place pour que les photos aériennes allemandes ne risquent pas de déceler la supercherie. De Belgique, on nous envoya au repos à Paris-Plage, près de Dunkerque, mais il fit mauvais temps et nous ne pûmes profiter de cette station balnéaire. Fin septembre, un long trajet en wagons à bestiaux nous amena au Chemin des Dames. On préparait une nouvelle offensive sur ce front où l’on s'était déjà bien battu. Elle était axée sur le port de Malmaison qui était un point solide du secteur. Préparatifs, reconnaissances, cantonnement, établissement des liaisons, approvisionnements en munitions, ce sont des opérations qui prennent plusieurs semaines. Mon lieutenant m'avait demandé de prendre aussi en charge l'équipe des téléphonistes. Pendant trois jours, nous déroulâmes du fil dans un réseau de tranchées très dense : liaison avec le poste d'observation, liaison avec le P.c. d'infanterie. Beaucoup d'unités déroulaient des lignes dans les mêmes tranchées. Pour qu'elles ne soient pas piétinées, nous accrochions les nôtres aux parois des boyaux avec des crochets de fil de fer et, pour les reconnaître, nous fixions de loin en loin des fibres de camouflage de couleur. Puis le scénario commença : réglages de tirs sur divers objectifs assignés, observation des lignes ennemies pour déceler les mouvements possibles. Au jour J, tous les canons se mirent à tonner et à déverser un déluge de projectiles. L'attaque marcha bien, on prit le port et l’on progressa assez profondément. On commençait à croire à la percée, mais l'ennemi s'organisait, amorçait des contre-attaques sur les flancs de la percée. Le commandement arrêta l'avance. A la relève, je descendis des lignes avec un régiment de zouaves qui avaient été à la pointe de la progression. Ils étaient sales et harassés de fatigue, mais sortis des boyaux. Ils se reformèrent en colonne et, le menton en avant, ils prirent le pas cadencé. Nous dépassâmes la colonne de prisonniers que l'on venait de faire : quatre cents environ. Ils étaient minables ; beaucoup étaient blessés. On ne pouvait retenir un mouvement de compassion. Nous restâmes dans le secteur. Les Allemands effectuaient des tirs sur les tranchées que nous venions de prendre. Nous faisions des tirs de contre-batterie pour essayer de les neutraliser. Je vivais à l'observatoire avec deux ou trois téléphonistes. On nous apportait la soupe, dans les bouteillons réglementaires, une fois par jour seulement.Il arrivait que le porteur dut faire un plat ventre si un obus éclatait trop près. La moitié de la soupe allait par terre ou une motte de terre tombait dedans. Heureusement, on avait les colis. Presque toutes les familles en envoyaient à leur soldat. On avait donc toujours une boîte de sardines ou une boîte de pâté dans un coin de son sac. Nous partîmes au repos dans le sud-est de Reims. Pendant ce repos, il y eut une prise d'armes pour des remises de décorations à l'échelon de l'armée. C'est le général Gouraud qui commandait tout le secteur. Nous étions rangés en carré, les décorés sur un rang au centre du carré. Gouraud arriva avec tout son état-major, une douzaine de généraux et de colonels. Il avait été très grièvement blessé : un bras emporté, une jambe très abîmée qui le faisait boiter, une vilaine blessure à la face qu'il dissimulait un peu en laissant pousser sa barbe. Il avait des yeux gris clairs perçants comme de l'acier. Il jouissait auprès des hommes d'un immense prestige. Il nous passa en revue, se dirigea avec tout son état-major vers les hommes à décorer ; c'était en majorité des Légions d'Honneur. Il épinglait la croix selon le rite traditionnel et adressait un mot à chacun. Mais il y avait un simple chasseur alpin qui recevait aussi la Légion d'Honneur. C'était tout à fait exceptionnel. Gouraud le décora puis, se tournant vers son état-major et se mettant lui-même au garde-à-vous, il commanda: Messieurs, saluez ! L'hiver approchait. Le secteur était calme. Un jour, mon commandant me convoque à son P.C. Il m'avait déjà plusieurs fois fait une invite: Vous devriez aller à Fontainebleau, on manque d'officiers. J'avais toujours refusé. J'étais, depuis la mort de Jacques, animé d'une espèce de sentiment de vengeance. Je voulais me battre et tuer du oche. Cette fois, c'était différent, c'était un ordre bien qu'il y mît des formes. Il me demanda mon accord pour m'inscrire à la session qui commençait vers le 15 janvier pour finir vers le 15 avril. Je lui donnai mon accord. Je partis quelques jours avant en permission. Je devais rejoindre directement Fontainebleau. Auparavant, j'arrangeais un petit gueuleton avec mes camarades téléphonistes. Il y avait depuis quelque temps des coopératives d'armée qui étaient très bien approvisionnées. J'étais un peu ému de quitter ces braves types. Nous avions vécu dans une fraternité extraordinaire ; chacun était prêt à risquer sa peau pour aller au secours d'un camarade en danger. Plusieurs fois, alors que j'étais en première ligne et que je n'étais pas revenu à l'heure prévue, mes camarades Pisteur, le Savoyard, et Embry, le Pyrénéen, avaient roulé toute la nuit dans les tranchées pour me chercher. L'école d'artillerie de Fontainebleau fabriquait des officiers en grande série. Les bâtiments près du château et en lisière de la forêt étaient agréablement situés et propres. La session qui m'accueillait comptait trente brigades de trente hommes, soit neuf cents élèves. Chaque brigade était commandée par un officier qui dispensait une petite partie de l'instruction et il y avait des amphis réunissant plusieurs brigades pour d'autres parties de l'instruction : munitions, règles de tir, coordination avec l'aviation, etc. Les programmes étaient chargés et les journées très remplies. Il y avait beaucoup de math, ce qui n'était pas ma spécialité. Je redevins résolument étudiant et me mis au travail très sérieusement. Le gros de l'effectif était constitué par des jeunes de maths-spé ou de grandes écoles, venant d'achever leurs études. Un quart seulement venait du front. Les matheux étaient beaucoup plus à l'aise que moi, mais je m'aperçus vite qu'on jugeait les hommes sur d'autres critères : aptitude au commandement, sang-froid, autorité, comportement humain. Deux fois par semaine, il y avait service en campagne à cheval. C'était merveilleux. La forêt est magnifique. On faisait fuir des cerfs, des chevreuils, des sangliers. Le dimanche, on pouvait aller à Paris, mais je ne profitais guère de cette permission ; je n'avais que très peu d'argent et je travaillais. C'est au cours de cette session qu'on présenta la lampe à trois électrodes inventée par le général Ferrié et qui allait être le point de départ de toutes les techniques de détection par amplification des sons. Cette lampe ressemblait à une lampe d'éclairage, mais le filament était remplacé par plusieurs petits solénoïdes séparés par des plaquettes de métal très brillant. On faisait déjà l'expérience suivante : on enfonçait en terre un piquet de fer et on le reliait par un fil à la lampe à trois électrodes. On émettait un son aux environs du piquet qui pouvait être planté à plusieurs centaines de mètres. Le son, amplifié par la lampe, était parfaitement perçu dans des écouteurs et même dans un haut-parleu
01 Souvenirs de guerre de Aimé Neveur
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Souvenirs de guerre de Aimé Neveur, mobilisation, hospitalisation, etc.(extraits)